Quand l’écran nous lie

Installée dans ma chambre transformée en bureau, je regarde le téléphone posé sur l’étagère. Dans quelques instants, je vais appeler Meyriem. J’ai le trac. Comment anticiper le déroulement de cet échange improbable avec une enfant autiste ?

 

J’ai connu Meyriem à l’hôpital de jour, à l’occasion d’une recherche action formation intitulée « Musique et Langage ». Alors que j’assiste à l’accueil des enfants, elle attire immédiatement mon attention. Les deux éducateurs proposent une chanson de bienvenue, les enfants sont assis autour d’eux, je me joins au groupe. Sabine semble écouter en se balançant, Abdel jongle avec des bouloches de laine méticuleusement récoltées sur son pull, Jean-Sébastien répète les paroles à son rythme, David, assis à côté de moi, arrache mes lunettes qui volent à travers la pièce. Meyriem est debout, son corps longiligne se déplace avec une grâce de danseuse, de temps en temps son regard s’arrête et fixe un point dans la salle. Enfant-énigme, enfant-mystère, comment vais-je parcourir le labyrinthe qui me rapprochera peut-être de son espace, son temps, sa poésie ?

 

ÉCLATS DE SON

 

Chaque séance de musique avec elle se déroule de manière imprévisible. Meyriem ne parle pas, regarde très rarement de face. Dès son arrivée dans la salle, elle transvase les instruments de musique d’un sac à un autre, puis les jette brutalement derrière elle. Le son du choc des instruments dans l’espace, lui permet certainement d’en appréhender la forme. Je la laisse faire, essayant de donner un sens musical aux éclats de son que j’attrape au vol. Meyriem se déplace beaucoup, toujours gracieuse. Quelques fois ses mouvements sont plus combatifs, rapides comme dans les arts martiaux. Je vais à la rencontre de son énergie, musicalement, vocalement. La séance de musique terminée, la salle ressemble à un champ de bataille, les instruments gisent au sol, corps sonores épuisés. Quand je chante pour elle, Meyriem peut s’apaiser, elle écoute en penchant légèrement la tête, les yeux pensifs. Parfois elle m’offre un regard, je cherche la clé de l’énigme dans ses yeux, mais elle s’évanouit dans la brièveté de la rencontre. Le confinement a brutalement interrompu ces échanges. 

 

UNE RENCONTRE IMPROBABLE

 

Je prends ma guitare et appuie sur l’icône qui lance l’appel vidéo… Mme V. décroche tout en marchant, elle appelle sa fille. Elle lui propose de s’asseoir, de dire bonjour, Meyriem passe devant le téléphone, mais se déplace aussitôt. Puis elle s’arrête devant l’écran, sourit. Je fais sonner la guitare, Meyriem rit avec des vocalises de contentement, sa maman la prend par l’épaule. Elles sont installées toutes les deux très proches, la maman est tout sourire, elle chante tout de suite. Meyriem semble « rêveuse », elle penche un petit peu la tête, la bouche entrouverte. Elle tourne la tête vers sa mère, regarde ses lèvres qui bougent au rythme des paroles, approche son oreille de sa voix, puis me regarde sur l’écran. J’éprouve une très grande émotion, que je ne pourrai analyser que plus tard, une fois l’échange terminé. Nous chantons toutes les deux plusieurs chansons pour Meyriem. Parfois je soutiens vocalement la maman, parfois je la laisse chanter seule ou nous nous répondons. Pensive pendant que nous chantons, Meyriem anticipe la fin avec un sourire, puis chuchote « encore » et croise les bras en regardant l’écran. Lorsque nous mettons fin à l’appel, Meyriem dit clairement « au revoir », se penche vers l’écran et y dépose un bisou !

Dix huit minutes pendant lesquelles la maman n’a cessé de sourire, Meyriem est restée très proche d’elle, elle a beaucoup regardé l’écran, donc aussi mon image. Qu’est-ce que ce dispositif a de particulier pour permettre cette rencontre improbable ? Au travers de l’écran, le corps de l’autre, si difficile à appréhender pour les enfants autistes est représenté en une image à deux dimensions, il est beaucoup plus petit. Pas de vision périphérique possible pour le percevoir. Le cadre visuel du téléphone a ainsi permis de lier le regard à la mémoire de l’empreinte sonore laissée par les mélodies improvisées, les chansons partagées à l’hôpital de jour, ma voix. L’émotion ressentie à cet instant-là a étayé le lien entre nous toutes, enfant, parent et professionnelle. Lien entre l’intimité de ma chambre-bureau et de leur appartement, l’écran symbolisant le tiers nécessaire de l’institution. 

• Geneviève Schneider
musicienne, psychanalyste

Musicienne professionnelle, j’ai eu l’occasion de collaborer en lien étroit avec les équipes soignantes et les enfants accueillis au sein d’hôpitaux psychiatriques, pédiatriques ou de lieux d’accueil d’enfants en situation de handicap. Une vingtaine d’années de recherche-actions et de formations au sein de l’association Enfance et Musique, m’ont permis d’élaborer l’existence d’une complémentarité entre une pratique musicale de qualité proposée aux enfants en difficulté et une écoute psychanalytique. En effet, si la musique est l’art d’agencer les sons et la psychanalyse celui d’agencer les signifiants, j’émets l’hypothèse que leur alliance permettrait de façonner le terreau de l’émergence du sujet, à travers le langage préverbal et musical, pour un accès au monde symbolique. Dans l’objectif de faire connaître et de transmettre cette démarche tenant compte de l’intersubjectivité dans la rencontre, je suis engagée dans une recherche clinique et théorique dans le cadre d’une thèse doctorale à Paris VII : « Le silence et la relation musicale, un espace thérapeutique pour l’enfant autiste ».

Les séances musicales avec trois enfants autistes, au sein d’un hôpital de jour se sont arrêtées sans avoir pu anticiper avec eux cette séparation brutale. Pourtant, l’adversité forçant la créativité, cette situation m’a réservé des surprises chargées d’émotion partagée.

Couverture Territoires d'éveil 18

Territoires d’éveil n°18

Publication : Juin 2020
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