Le Temps du rêve

« La rêverie chez l’enfant, dit Bachelard, est une rêverie matérialiste. L’enfant est un matérialiste né. Ses premiers rêves sont des rêves de substances organiques ».

Ce que veut dire le vieux poète-philosophe, c’est que les organisations de notre esprit se font d’abord à partir du vécu et que, dans l’inconscient du tout petit enfant, les sensations prévalent encore sur toute autre forme d’affect : sensations de vide ou de plein, de bien ou de mal être, de faim, de fatigue, ou de douleur. Pour que l’imaginaire se féconde, il faut que ce dont il est question dans l’article de Bernard Pingaud sur Winnicott, c’est-à-dire la capacité « d’halluciner » se soit mise en place, avec cette faculté d’anticiper l’instant à venir, celui dont viendra l’apaisement et sans laquelle le corps tout entier est livré au chaos.

Les ados se sont emparés d’ailleurs du mot : « j’hallucine !… » employé dans le sens de  « c’est impossible, c’est n’importe quoi…  je rêve ! » 

 L’absence de repères, l’impossibilité de la remise en ordre de soi entraîne l’individu vers la folie. Celui ou celle qui a connu un jour une vraie crise d’angoisse peut se faire une idée de cette épouvante. Mais sans aller jusque là nous pouvons en évaluer la difficulté quand  nous tentons simplement d’imposer à notre esprit le retour au calme après un spectacle traumatisant ou une émotion violente vécue au cours de la soirée, nous empêchant de trouver le sommeil. Depuis toujours l’effort de notre humanité tend à l’organisation, que ce soit sur le plan personnel ou sur celui du groupe. Depuis toujours aussi on a tenté de donner sens aux rêves pour scruter l’avenir et décrypter le présent.

Ainsi les Aborigènes d’Australie appellent les temps anciens, celui des Grands Ancêtres Créateurs, le Temps du Rêve ; dans de nombreux récits des origines, « les cosmogonies », la naissance du monde est évoquée  comme issue du rêve d’une ou de plusieurs divinités. La plupart des Mythes sont nés, ainsi, de la nécessité d’expliquer ce monde, de comprendre le désir des dieux. 

La démarche de l’enfant est semblable en ceci qu’il cherche à donner sens à ce qu’il observe, étant lui aussi confronté sans cesse à l’inconnu, au mystérieux, à l’incompréhensible, cependant que son instinct lui enjoint de s’adapter, de comprendre les situations au mieux de son confort, voire de sa survie. Or les outils psychiques dont il dispose ne sont pas encore suffisants. Pour cela il lui faut du temps; du temps pour assimiler, digérer pourrait-on dire même, reprenant l’idée de Bachelard que « l’imagination s’éduque avec des rêveries avant de s’éduquer avec des expériences »1.

« S’éduque » dit-il, c’est-à-dire qu’il lui faut apprendre à canaliser le « flot du ressenti »: c’est avec tout ce qu’il voit, entend, renifle et goûte, ( Béatrice Maillet parle fort bien dans son témoignage de conteuse-musicienne du plaisir visible des tout petits à l’écoute des mots, des sonorités, des répétitions…2 ) qu’il va se fabriquer les images qui lui permettront d’accéder au symbolique. 

Tout cela est connu, bien sûr et pourtant la rêverie a toujours suscité des réactions  mitigées.

Victor Hugo, par exemple, qui en a largement usé, s’inquiétait dans Les Misérables de ses effets pervers : «… une certaine quantité de rêverie est bonne comme un narcotique à dose discrète (…) mais trop de rêverie submerge et noie… La pensée est le labeur de l’intelligence, la rêverie en est la volupté. Remplacer la pensée par la rêverie c’est confondre le poison avec la nourriture… » Pardonnons au grand homme ce jugement sévère qu’il n’adressait peut-être qu’à lui-même, mais c’est vrai, la rêverie reste toujours un peu suspecte, suscitant l’agacement, la réprobation: lequel d’entre nous ne se souvient pas d’avoir été interpellé vivement : « te voilà encore en train de rêver ! » et nous nous sentions taxés au mieux de perte de temps, au pire de paresse, fuite ou irréalisme.

À la maison, à la crèche, devant le spectacle d’un enfant qui suce son pouce en tortillant sa mèche ou l’oreille de son lapin, la réaction de l’adulte est souvent de l’emmener dormir ou de lui proposer une activité, bref de le solliciter d’une manière ou d’une autre ; sans doute parce que cette attitude est interprétée comme de l’ennui, ce qui nous met en cause, ou comme une pause régressive, ce qui nous inquiète. (Bien sûr, il n’est question ici que d’un moment de rêverie passagère, et l’attitude d’un enfant trop souvent « ailleurs » doit évidemment nous alerter sur une fatigue réelle ou des difficultés particulières.)

Et pourtant, à l’inverse, la référence au rêve peut être perçue comme un idéal à atteindre: le fameux « I have a dream… » de Martin Luther King, à savoir un immense espoir.

Mais pour en revenir à l’enfant, ces moments de vague à l’âme sont tout le contraire d’une perte de temps, des instants d’intense activité intellectuelle: durant ce temps du rêve, il réfléchit, il assimile, on pourrait presque dire qu’il rumine, et pose parfois de façon soudaine une question importante, du type de celle qui nous désarçonne, ou qui nous parait saugrenue,  alors qu’elle arrive en fait au terme d’une longue et secrète élaboration.

Que se passe-t-il, en fait, durant les rêveries sinon que nous laissons aller notre imagination, la bride sur le cou, laissant défiler les images en  y associant librement nos pensées sans leur imposer le contrôle de la logique ? Or, en dehors de son utilisation en psychanalyse, ce temps de « digestion mentale » est  indispensable: nous en avons besoin pour élaborer à partir de tout ce que nos sens perçoivent; mais encore faut-il que nous soyons à même de faire ce travail, car, on l’a vu, trop de stress ou d’angoisse peuvent perturber ou empêcher le processus.

À l’inverse du rêve qui se déroule au cours du sommeil et dont la fonction est autre et n’ouvre pas forcément sur l’imaginaire créatif, la rêverie librement laissée à son vagabondage, telle que Bachelard la préconise, est généralement une source féconde qui nous met en contact avec ce que C.G.Jung appelle « l’inconscient collectif », ce fond d’images références qu’il nomme  « archétypes » parce que leur sens symbolique est compris par tous et qu’elles sont communes à toutes les cultures : le roi, le héros, le secret ou encore le monstre ou l’inaccessible château… Il n’est qu’à voir l’actuelle résurgence de ces thèmes dans les films cultes, comme « Le Seigneur des anneaux », « Stars War » ou même « Harry Potter » qui font appel à ces récits fondateurs comme l’éternel combat entre les forces du Bien et celles du Mal. 

Notre société frustrante, parce que normative et modélisante, génère un immense besoin de merveilleux, de magique. Or le fond universel qui constitue la matière des mythes et des contes est l’un des secrets de leur immanence.

La rêverie, en ce sens, est un plaisir précieux en ce qu’elle nous autorise ce retour – retour et non pas régression – dans notre univers primitif.

Pour le petit enfant, quelque soit sa culture d’origine, ces mots entendus, ces noms évoqués, ces chansons, ces histoires, bercent ses rêves. Et la société multi-ethnique qui devient et deviendra de plus en plus la nôtre, s’enrichit de tous ces apports ! A nous de les recueillir ou de les conserver et de les faire vivre ! Et ceci en sachant écouter et respecter la diversité de leur connotation propre : par exemple un dragon pour un petit chinois est un animal fabuleux mais aimé et protecteur parce qu’il a le pouvoir de  chasser les mauvais esprits, alors que dans les contes issus des cultures indo-européennes le dragon est celui que le héros doit affronter et vaincre pour en débarrasser le royaume !

Si la Culture, comme le dit René Lenoir, est « l’ensemble des systèmes symboliques dont la transmission caractérise un clan, une tribu, une cité… » alors le rêve, la rêverie, qui nous immergent dans ce bain ancestral sont bien le lieu privilégié où se nourrit la créativité.

La rencontre des peuples du monde à travers leurs rêves… Voilà qui fait rêver, non ?

« I have a dream… »

 

Jeanne Marie Pubellier
Psychologue, auteure d’albums pour enfants
Juin 2005

1 • L’eau et les rêves, Gaston Bachelard, José Corti, 1942.
2 •  « Conter est aussi une démarche musicale », Béatrice Maillet, in Les Cahiers de l’éveil n°3.

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