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Conter est aussi une démarche musicale

Je suis musicienne, et conteuse, rien n’est plus compatible !

Petite fille, j’habitais en bordure d’une forêt. Le site était protégé et abritait de nombreux oiseaux. Ce fut mon premier éveil musical : le chant des oiseaux. À l’écoute de leurs gazouillis, si variés, si sophistiqués et pourtant si repérables d’un oiseau à l’autre par leurs caractéristiques, j’attendais le retour de tel ou tel module, petit morceau rythmique ou mélodique, se répétant à intervalles plus ou moins réguliers. Je l’imitais avec jubilation, engagée par ma mère, mon père, ou un de mes frère et sœurs. « T’entends ? », disait-il, ou disait-elle, le corps en arrêt, le doigt pointé dans la direction de l’oiseau, le regard et le sourire soulignant l’événement. « Tantan, tantan », première syllabe grave, seconde syllabe aigue… C’était déjà aussi de la musique !…
Un dialogue s’engageait avec le ou les oiseaux, nous donnant le pouvoir (croyait-on !) de modifier leur chant. Dans la cuisine (oui oui, dans la cuisine, car elle donnait sur les arbres), il y avait l’« Encyclopédie des oiseaux de jardin » sur laquelle on essayait de visualiser le son. Ce fut mon premier livre de solfège, ma première expérience musicale qui a nourri mon désir pour toute ma vie.

 

Entre récit et pièce musicale, une similitude des schémas narratifs

 

La définition de « musique » dans le dictionnaire, c’est l’art d’organiser des sons selon des critères variables d’un pays à l’autre et d’une époque à l’autre (petit robert). J’aimais et j’aime toujours repérer cette organisation qui justement nous fait basculer de la matière sonore à la dimension musicale.

Plus tard, j’ai fait des études musicales, avec un goût très prononcé pour l’analyse des « formes », c’est-à-dire l’architecture des œuvres. C’est parfois une petite mélodie qui se promène et se module, c’est parfois la progression lente d’un thème qui s’amplifie et s’apaise, c’est parfois l’alternance couplet/refrain, c’est parfois un développement complexe qui peut jouer sur les rythmes, les harmonies, l’orchestration, les réponses avec d’autres instruments…comme un jeu de construction, lego, duplo, si chers aux enfants et dont les possibilités sont variées à l’infini. 

J’aimais particulièrement la forme « thème et variations » : l’exposition du thème, sa répétition sécurisante mais différente à chaque fois  qui exerçait sur moi un plaisir d’être surprise, un sentiment de complicité ; je cherchais à deviner la prochainevariation, à l’ anticiper,  à en inventer une peut-être moi-même sur ce cadre posé. J’éprouvais en même temps une tension excitante : jusqu’où ce musicien allait-il m’emmener ? Jusqu’à la satisfaction finale d’une cadence parfaite qui permettait l’apaisement  délicieux de la tension.

Lorsque j’ai commencé ma formation de conteuse, je me suis étonnée et réjouie en même temps de constater que la plupart des schémas  narratifs sont exactement similaires aux diverses formes musicales existantes. (Mais l’art pictural, la danse ne parlent-ils pas également de plans, de contrastes, de profondeur, de rythmes, de courbes, de masses etc…. ?)

Mon écoute d’un récit est musicale. J’aime les mots pour leur sonorité, j’aime les timbres de voix comme les timbres des instruments, et je me régale des ritournelles, des mots qui se
répètent, s’accumulent, des oppositions de rythme, mots courts, mots longs, des temps forts, des variations d’intensité, des tensions, des apaisements.

J’attends, dans un conte, comme dans une symphonie, le moment délicieux de « l’événement perturbateur » ou de l’accord dissonant, le coup de gong annonciateur d’un changement que l’on désire et que l’on redoute pour l’émotion forte qu’il nous procure. De même, le silence dans un récit ou dans une œuvre musicale crée un suspense très créatif pour celui qui écoute : on déguste ce qui a été entendu, on se demande ce qui va venir…

 

Écouter ou lire…  un voyage musical !

 

Le romancier Alberto Manguel évoque très justement cette part du « sonore » dans la lecture : « je déléguais les mots et la voix, je renonçais à la possession et même parfois au choix du livre et je n’étais plus qu’ouïe. Je m’installais, bien calé contre une pile d’oreillers pour écouter ma nurse me lire les terrifiants contes de Grimm. Parfois sa voix m’endormait, parfois, au contraire, elle me rendait fiévreux d’excitation et je la sommais de se dépêcher afin d’en savoir plus, de savoir ce qui se passait dans l’histoire plus vite que l’auteur ne l’avait voulu. Mais la plupart du temps je me contentais de savourer la sensation voluptueuse de me laisser emporter par les mots et j’avais l’impression, en un sens très physique, d’être réellement en train de voyager vers un lieu merveilleusement lointain, un lieu auquel j’osais à peine jeter un coup d’œil à la secrète et dernière page du livre. »1

En écho, l’écrivain et musicologue Claude Duneton regrette que l’on donne trop souvent priorité aux informations ou aux  acquisitions de connaissances : « La lecture est une activité de langage, mais on lit trop vite, pour être plus et mieux informé., on ne recherche plus les mots, le style, la poésie. Moi, je suis un lecteur lent ; je lis toutes les phrases, je lis musicalement. Le livre est comme une partition musicale. En une demi-heure, on peut parcourir des yeux la partition d’une symphonie qui s’exécute en trois heures. Mais comment en percevoir la musicalité ? La musique, c’est la substance charnelle, vivante de la langue. En lisant vite, on élimine la musique, les sonorités qui, elles aussi ont un sens. »2

Je me souviens, petite fille, avoir écouté avec ravissement « La vie de Schubert » racontée par Michel Bouquet. Je n’ai aucun souvenir des informations délivrées par le texte, mais je ressens encore, à en saliver, le plaisir qu’avait mon oreille à se remplir de la voix veloutée, nuancée, raffinée de l’acteur !

Plus tard, avant de rejoindre l’équipe d’Enfance et Musique, j’ai participé à la réalisation d’émissions pour France-Culture et France-Musique.. J’adorais assister à la « mise en ondes »3 d’un texte écrit qui, sans le concours d’un comédien prêtant sa voix professionnelle et d’illustrateurs sonores très compétents, me paraissait insipide et rébarbatif.

 

Le jeu avec les mots, un plaisir de bouche, un plaisir de langue

 

Les tout-petits sont, dans cette même écoute très musicienne des histoires. Leur accroche est, me semble-t-il, beaucoup plus du côté d’un plaisir d’oreille que cérébrale. C’est pourquoi je me sens particulièrement bien, quand je raconte, avec ce public privilégié. 

C’est aussi un plaisir gourmand, un plaisir de bouche, très sensoriel : « qu’on la tourne une fois ou sept fois dans sa bouche, peu importe ! Le plaisir des mots est d’abord plaisir de  langue au sens premier du terme : plaisir de faire sonner, de faire claquer haut et fort les syllabes contre l’émail des dents, de jouer avec le grain de la voix… De fait, on n’apprend pas une langue : on l’apprivoise petit à petit, on l’habite, elle nous habite, fait de prouesses motrices et de jeu jubilatoire avec les sons. On ne saurait imaginer de jeu de règles plus structuré et plus inépuisable que le langage. L’enfant construit sa langue à partir de ce qu’il entend. »4

Et qu’entend-il bien souvent ? exclusivement une langue ordinaire, faite d’injonctions et de phrases courtes et sans poésie. Voilà pourquoi j’aime glisser dans les oreilles des tout-petits des mots plaisants, même si l’accès au sens grammatical n’est pas de mise. J’ai puisé moi même, dans l’environnement favorable qui était celui de mon enfance des « Machado dort à Collioure » (poésies d’Aragon chantées par Ferrat) ou des « est-ce vers l’étoile Verlaine, est-ce vers l’étoile Hölderlin » : des petits bonheurs indescriptibles dus exclusivement à la beauté des mots, auxquels je ne comprenais rien bien sûr, mais que je me plaisais à redemander « encore matchadodoracoliour ».

Aujourd’hui, j’aime  entendre les tout-petits rire sur des mots à priori incompréhensibles pour eux mais dont le son leur plait : « les cacatoès de Caracas, les abricots, les noix d’coco d’Acapulco et les gandouras de Ouagadougou, c’est où ? ».

Les mots constituent la matière première d’un récit, comme les sons pour la musique. Jouer avec les sons des mots, les consonnes ou les voyelles répétées (lalala, tatata… ),  être à l’écoute des sensations physiques que vous procurent les dentales, les TTTT, DDDD, les assonances, les allitérations cela représente une part très importantes du « travail » vocal de l’enfant et une étape incontournable vers le langage… Tout se passe comme dans un jeu et le répertoire des comptines  regorge de « virelangues » et autres « vire-oreilles » où les lettres s’entrechoquent, s’accélèrent, se répètent, s’opposent, incompréhensibles mais si drôles : 

 

tas de riz, 

tas de rats,

tas de riz tentant, 

tas de rats tentés.

 

L’accès au sens grammatical des mots, à ce moment-là, préoccupe peu les enfants, me semble-t-il ; la musicalité de la voix, lente, vive, chuchotée, murmurée, le rythme plus ou moins accentué donnent cependant des informations que chacun perçoit et auxquelles il donnera sens en les reliant à celles apportées par les gestes, le regard, la mise en scène…

L’exploration que fait le tout-petit des éléments sonores de son environnement procède de la même démarche : se régaler du son d’une cuillère sur la table, le répéter, essayer plus vite, plus fort, et quel bonheur quand un adulte accepte de jouer et de répondre avec des rythmes difficiles à faire mais si intéressants ! 

 

Une forme rigoureuse pour contenir les émotions

 

Ces « ingrédients » (mots pour le langage, sons pour la musique) et ces paramètres de jeux (vitesse, intensité, hauteur, rythme, dialogues, silence, solo…) sont organisés , dans le répertoire des tout-petits comme dans celui des grands, d’une façon très rigoureuse, c’est  la « forme ». Ainsi dans la comptine :

 

Ma poule a pondu un œuf

Celui-ci l’a vu

Celui-ci l’a ramassé

Celui-ci l’a cuit

Celui-ci l’a mangé

Et le petit riquiqui qui n’a rien eu du tout

Il lèche le plat, voilà, c’est tout !

 

 il y a une petite histoire en cinq étapes précises : début, actes 1, 2, 3, 4, épilogue. Comme dans une pièce de théâtre, on retrouve un personnage principal, une unité de temps, de lieu, d’action. Le récit est resserré, rythmé et rimé, une petite formule sonore (celui-ci) revient quatre fois dans un espace temps très court, au troisième on peut presque l’anticiper… La voix qui raconte bien sur va être très différente de la voix « ordinaire », des accents toniques, des suspens, des aigus sur la fin, des courbes, des arrêts : du jeu musical !

La rigueur de cette forme, qu’elle soit musicale ou littéraire, procure une sécurité qui permet de laisser libre cours aux émotions suscitées par la chanson ou l’histoire sans se laisser déborder par elles.

 

La randonnée : une forme privilégiée avec un thème et des variations

 

La forme particulière de récit appelée « randonnée »5 est celle que j’aime le plus utiliser, souvenir sans doute des « thèmes et variations » dont j’ai été nourrie petite.

La variété des mots employés pour désigner une même chose dans une situation identique répétée cinq, six, ou sept fois enrichit le vocabulaire. Un bel exemple est le livre merveilleux de Claude Boujon « Musique »6 ou une phrase vous semble répétée à l’identique sept fois alors que tous les mots sont changés :

La Souris bleue :

« Assez ! », criait-elle en colère, « Je ne m’entends pas moi-même. Va jouer sur la terrasse. »

La Souris verte :

« Tu me transperces les oreilles ! », hurlait-elle. « Va jouer sur la terrasse. » 

La Souris grise :

« Impossible de se concentrer avec un tel boucan ! », gémissait-elle. « Va jouer sur la terrasse. »

La Souris jaune :

« Cesse ce tintamarre ! », exigeait-elle, « Tu me fais faire des fausses notes. Va jouer sur la terrasse. »

La Souris orange :

« Arrête ton crincrin qui me casse la tête », ordonnait-elle.
« Va jouer sur la terrasse. »

La Souris noire :

« Comment je chante, moi, avec tout ce vacarme ? », se plaignait-elles. « Va jouer sur la terrasse. »

 

La situation étant la même, il n’y a pas besoin d’explications !  le rythme de la phrase, sa place dans le récit et la voix qui la porte suffisent largement…D’ailleurs il est rare que les enfants les demandent, et c’est tant mieux car c’est là que commence, dans sa pensée, le processus imaginatif.

Une anecdote à ce propos confirme cette conviction : un conteur étranger, accompagné d’un interprète,  a eu l’occasion de m’écouter lors d’une séance en bibliothèque avec des tout-petits. À la fin du spectacle, il est venu me dire qu’il avait très vite fait taire l’interprète, préférant écouter comme les enfants qui n’en comprenaient, pensait-il, pas plus que lui, mais n’en écoutaient pas moins, comme lui, avec un grand plaisir.

On comprendra qu’en tant que musicienne dont l’instrument favori est la voix, raconter des histoires aux tout-petits est pour moi un acte d’éveil musical. Je ne vois pas de contradiction
entre ces deux pratiques mais au contraire une connivence. Conter, chanter, procèdent de la même démarche. Ces deux modes d’expression invitent à une rencontre poétique ou le langage diffère de celui que l’on utilise au quotidien. Une rencontre plaisir mais aussi une mise en route de la pensée, une mise en forme des émotions et des cadres pour un jour inventer soi-même.

Béatrice Maillet
Musicienne et conteuse
Formatrice, créatrice de disques et spectacles à Enfance et Musique
Mai 2005

1 –  « Une histoire de la lecture », Alberto Manguel. Actes Sud, 1998.
2 –  « La langue oubliée », Claude Duneton, in L’enfant lecteur. Éditions Autrement, série mutations n°97, mars 1988.
3 – « Mise en ondes » : forme radiophonique d’un récit. On choisit musique, bruitages, voix professionnelles. On y remplace les éléments visuels par une illustration sonore.
4 – « Premières parlettes », Paule Aimard, in Le plaisir des mots. Éditions Autrement, série mutations n°153, février 1995.
5 – Une randonnée est une forme de récit répétitive, comme « roule-galette » ou « la moufle », ou est parfois « accumulative » (biquette veut pas sortir du chou).
6 –   Musique, Claude Boujon. Lutin Poche, l’Ecole des Loisirs, 1990.

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