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La chanson, un art mineur

Les rendez-vous de l’enfant avec l’univers de la connaissance sont nombreux : ils sont féconds, souvent heureux, manqués parfois. Le savoir qui résulte de ces rencontres, dont une partie peut se qualifier paradoxalement de « savoir insu », a sur le jeune sujet des effets déterminants qui infléchissent son devenir, imprimant leur marque sur toutes les relations qu’il engagera dans sa vie affective et sociale. Ce savoir n’est pas réductible à celui qui résulte des apprentissages, il se forme beaucoup plus tôt, dès que l’enfant est en mesure de recevoir
quelque message venant de l’autre, du monde extérieur ou de son corps propre. Sur ce savoir, lourd de promesses mais aussi d’angoisses et d’impossibilités, se grefferont les acquisitions ultérieures : elles s’en trouveront facilitées ou empêchées, au gré des échos qu’elles réveilleront et des correspondances qui s’établiront avec cette dimension inconsciente.

Pour l’être humain, l’accès au savoir ne va donc pas de soi, chaque apprentissage rencontrant des obstacles, franchissables ou non, qui souvent ne relèvent pas de défauts de la technique pédagogique, mais sont plutôt l’œuvre d’inhibitions psychiques. La passion pour l’ignorance dont parlait Lacan n’est pas le moindre des écueils que le sujet sera amené à rencontrer sur le chemin de la connaissance. En effet, le développement de l’enfant est jalonné de périodes critiques, crises de maturation ou épreuves initiatiques, renoncements douloureux qui sont autant de « castrations symboligènes ». Tout savoir acquis marque la rupture d’un lien, tout apprentissage l’affranchissement d’une dépendance ; la dimension affective attachée à ces avancées les rendent de ce fait éminemment fragiles, sujettes à des retours en arrière ou à des empêchements.

Cependant le petit d’homme avance, il apprend et affronte l’univers symbolique en payant le prix exigé par celui-ci en retour du privilège d’être doué de parole.

 

La chanson, un mode d’expression dont le rythme fait écho aux rythmes du corps

 

Cet abord douloureux de la connaissance est heureusement tempéré et l’épreuve initiatique peut également se teinter de plaisir. Au premier plan des moyens dont l’homme dispose à cette fin, il est un mode d’expression omniprésent dans la culture, évident au point d’en passer inaperçu, à la manière de la « Lettre volée » d’Edgar Poe, si léger que la psychanalyse elle-même semble ne pas l’avoir jugé digne d’étude : la chanson. Que l’air qu’il fredonne soit aussi indispensable à l’homme que l’air qu’il respire relève d’une évidence, évidence qui aurait rendu sourds les disciples de Freud, découragés dans cette voie par la prétendue aversion de leur maître pour la musique.

Il est en effet dans le domaine des acquis un rendez-vous qui ne sera manqué par personne : tout individu – et celui-là même qui n’aura subi aucune influence artistique – rencontrera et apprendra, dès le début et tout au long de son existence, des chansons ; elles donneront une première forme à ses émotions et faciliteront son accès à la parole. Dirons-nous qu’il s’agit là d’un passage obligé pour l’être humain ? C’est en tout cas un trait qui distingue radicalement la chanson, comme forme d’expression, du reste des productions artistiques.

La chanson fait appel à un mécanisme primaire : son impact est immédiat, il est issu d’un processus mental qui ne doit rien à la réflexion ni à l’intellect, il ne nécessite aucun effort d’apprentissage. Si la chanson imprime aussi directement ses effets sur notre sensibilité, elle doit ce résultat – entre autres – à la répétition qui la fonde et aux rythmes simples sur lesquels elle s’appuie. En cela elle fait écho aux nombreux rythmes auxquels obéissent les fonctions vitales et les besoins de notre corps.

Si notre caractéristique essentielle en tant qu’êtres humains est d’avoir accès au langage, d’être les sujets d’une parole qui organise chacun de nos processus de pensée, n’oublions pas pour autant que cette parole est incarnée, qu’elle émane d’un corps sur lequel en retour elle produit des effets. Ce corps est soumis à des rythmes exigeants : exacts et répétitifs, ils en scandent le fonctionnement. Le psychisme n’échappe pas à cette règle : ainsi que l’a enseigné Freud, les pulsions – comme leur nom l’indique – et l’inconscient lui-même, avec ses moments alternés d’ouverture et de fermeture, n’échappent pas à cette rythmicité.

Notre fonctionnement physiologique, ainsi que psychique, est donc tout entier soumis aux rythmes, sous la forme d’un emboîtement de mécanismes de répétition. C’est sans doute ce qui fait que toute création dans le domaine de la chanson nous paraît rapidement familière. Notre corps, sollicité par un mode d’expression qui lui emprunte à tous niveaux sa caractéristique essentielle, suit aussitôt le rythme en se balançant. Par sa structure même, la chanson nous berce : nous reconnaîtrons en cela l’une de ses vocations premières.

La chanson fonctionne en effet sur un rythme insistant, de même que sur des mécanismes de répétition – dont celui de la mélodie et du texte – et ce trait qui la caractérise trouve son écho dans le fonctionnement de notre corps. Mais ce trait répond dans le même temps à une aspiration typique de la psyché humaine, que Freud a su repérer : l’aspiration infantile au « retour du même ». C’est une semblable exigence qui impose au conte de fées d’être raconté avec des accents identiques, à la virgule près, faute de quoi l’enfant n’y trouve pas l’apaisement attendu. Voilà pourquoi le texte de la chanson, aussi simpliste soit-il, demeure un impératif, inséparable de la mélodie, et pourquoi l’association des deux, dès l’époque de la berceuse, satisfait pleinement chez l’homme à cette exigence de retour du même.

 

Les premières expériences de communication du tout petit sont d’abord musicales

 

« Enfance, tout commence par des chansons », affirmerons-nous en paraphrasant un célèbre dicton. Poussons plus loin notre investigation en nous interrogeant sur ce qu’il en est de la vie intra-utérine, dont nous savons aujourd’hui qu’elle est riche en perceptions et en émotions alors qu’on la supposait, à une époque pas si lointaine, paisiblement vouée au silence des organes. Nous avons appris que le fœtus n’est pas cette sphère de pur narcissisme, à l’abri des rumeurs du monde ; des études récentes nous ont permis de nous faire une idée de son environnement sonore, qui est loin d’une totale quiétude mais est au contraire rythmé de façon intense par les bruits de l’activité digestive et par les battements du cœur maternel, plus rapides que ceux du fœtus et produisant donc dans leur rencontre avec lui un rythme syncopé.

Ainsi, il est admis que le fœtus peut recevoir une partie du spectre de la voix maternelle, entendue et reconnue par lui essentiellement grâce à son intonation : traits que nous pourrions qualifier de « mélodiques ».

Il est remarquable qu’au cours des âges, les hommes n’aient pas attendu que les progrès de la science leur apprennent ce qu’il en est de la vie perceptive et affective du fœtus pour intégrer à leur comportement un mode de communication avec l’enfant en gestation : nous savons que les Tziganes, pour ne citer qu’eux, ont pour tradition de jouer du violon devant les futures mères, afin que l’enfant, à sa naissance, soit déjà imprégné de l’âme de sa culture.

Bernard This ajoute à ces observations une remarque essentielle : in utero, l’enfant ne distingue pas seulement la voix maternelle, il perçoit également la voix paternelle, double perception qui contribue à son bien-être fœtal et à son épanouissement ultérieur d’enfant. Le fœtus peut entendre bien des bruits et même distinguer les différences de tonalité qui caractérisent les voix paternelle et maternelle. Indication précieuse que celle-ci : si la tonalité grave de l’organe du père et celle plus haute de celui de la mère ainsi que les battements du cœur maternel sont dissociés pour l’oreille de l’enfant à naître, nous pouvons voir chez celui-ci, déjà installée in utero, la matrice de ce qui fait l’essentiel de toute construction mélodique. En effet, la base d’une composition musicale est faite d’un rythme (le cœur maternel) et d’une ligne de basses (le modèle de la voix paternelle) sur lesquels s’appuie et se développe la mélodie elle-même (la voix maternelle), mélodie que viendront ultérieurement épouser des paroles pour donner à celle-ci la forme définitive d’une chanson.

Dès après la naissance, ce sont les premières relations verbales directes parents-enfants qui s’installent, pour être aussitôt marquées par un phénomène qui a valeur d’universalité : le père, comme la mère, haussent leur voix d’un ton pour s’adresser au nouveau-né, s’associant au mode d’expression de ce dernier, que les auteurs anglo-saxons ont baptisé du terme de baby-talk ; ce faisant, ils accompagnent toute parole à son égard d’une ligne mélodique : les parents « chantent » plus qu’ils ne parlent quand ils s’adressent à l’enfant.Ainsi les premières expériences de communication de l’enfant qui vient au monde, ses premières perceptions, ses premières rencontres avec la tendresse de ses parents, se feront sur le modèle de ce que nous avons coutume d’appeler une chanson : des phrases simples, répétitives, associées à une mélodie facile, mode d’expression que viendront renforcer les berceuses qui présideront à son endormissement. Ce n’est donc pas un hasard si l’enfant lui-même fait ses premières tentatives de jeu avec le souffle et expérimente ses premiers phonèmes d’une façon qui évoque la chanson : le « baby-talk » ou bien encore la « lallation » sont en effet des termes chantants qui montrent bien ce que le domaine du préverbal doit à la musique. Pourquoi ne pas aller plus loin et supposer, en passant de l’ontogenèse à la phylogenèse, que les premiers phonèmes, les premières tentatives de nomination furent expérimentées par les hommes dits « des cavernes » en réponse à une angoisse existentielle, face à un monde qui s’imposait à eux sous sa forme la plus énigmatique ? Ces premières expériences langagières de l’humanité, pourquoi ne pas imaginer qu’elles furent essentiellement musicales ? L’homme aurait chanté avant de parler ? Sans doute, en s’inspirant du premier modèle sonore qui lui parvenait, en écho avec les mélodies proposées par la nature. Chant des oiseaux, murmure du vent dans les roseaux, tintement des sources ont sans doute fourni à nos ancêtres les premiers modèles de verbalisation et en ce sens, comme l’énonce Michel Serres, la mélodie pourrait bien avoir été première : au commencement était le chant, « primo la musica »…

 

Une mélodie inscrite dans la parole, puis des paroles inscrites sur une mélodie

 

Nous avons vu que « la mélodie inscrite dans la parole » semble avoir présidé, pour l’enfant, à ce que fut son expérience du séjour dans l’utérus maternel, puis, dans un second temps, que les « paroles  inscrites sur la mélodie » – soit la chanson – représentent le mode de communication qui marque ses premiers échanges langagiers avec son entourage. Plus précisément nous pourrions dire qu’avant sa naissance les circuits de la parole, qui ont déjà saisi l’enfant à venir dans leur rets, lui parviennent atténués, physiologiquement comme symboliquement, sous la forme de leur mélodie. Murmure lointain de l’ordre symbolique, cette mélodie chargée de sens rythme l’existence du fœtus et fait fonction de premier temps dans l’inscription de celui-ci sous l’ordre des signifiants.

Le second temps, celui qui suit sa naissance, va voir l’enfant soumis directement aux stimulations verbales de son environnement, son existence davantage incarnée et tangible l’exposant un peu plus encore à l’influence du verbe. Les discours qui lui sont alors adressés ne sont plus filtrés mais trouvent leur place sur la mélodie, déposant leurs mots en mesure sur les notes de la portée : l’environnement qui jusque là fredonnait lui chante maintenant à pleine voix sa chanson. Sur la mélodie d’avant la venue au monde des mots se sont harmonieusement inscrits, qui vont poursuivre leur ouvrage : la naissance d’un sujet.

L’homme est donc un être chantant. Son histoire est ainsi faite :  bercé par la mélodie des paroles à lui adressées pendant la gestation, le petit d’homme reçoit dès après sa naissance son baptême d’entrée dans la langue sous la forme d’une chanson, des mots harmonieusement déposés sur une portée et murmurés par des voix séductrices. Pour emprunter au vocabulaire technique, employé dans les studios d’enregistrement, nous pourrions dire que c’est sur un « play-back » pré-enregistré que la chanson parentale sera interprétée ! L’enfant en reconnaît et en assimile d’autant mieux les paroles qu’elles sont à l’évidence faites pour épouser une mélodie dont il a le souvenir, pour ne pas dire la nostalgie.

 

La chanson, une nécessité intime pour l’être de parole

 

À écouter vocaliser les parents, on constate qu’ils prennent un soin instinctif à ne pas confronter trop brutalement leur enfant au verbe, utilisant pour ce faire la forme chantée. C’est qu’en effet, la musique adoucissant – dit-on – les mœurs, elle peut également rendre plus douce à « l’infans » son entrée active dans la dimension symbolique, décollement qui présente un aspect traumatique. S’il est vrai, à en croire Lacan, que « le mot est le meurtre de la chose » on peut se faire une idée de la violence dont est chargé le passage à la dimension de la parole pour l’enfant. Non seulement le fait d’utiliser le langage met à mort symboliquement les objets qui l’entourent, qu’ils soient objets de consommation, de désir ou d’amour, mais encore, en s’imposant le délai de la nomination, l’enfant doit renoncer à la dimension de satisfaction immédiate qui a jusqu’alors régné sur son existence. Le passage du processus primaire au processus secondaire et celui du principe de plaisir au principe de réalité vont prendre pour l’enfant le statut de véritables épreuves, sans compter celle qui consiste à abandonner l’idée de toute puissance pour se soumettre à l’exigeante loi de la parole, ne serait-ce que sous la forme de la soumission à son articulation et à sa grammaire. 

Comme nous l’a enseigné Freud, la meilleure compréhension de ce que peut être un développement normal de la personnalité trouve sa source dans l’examen des accidents de parcours et dans les pathologies qu’ils génèrent. Chez l’enfant, c’est souvent au moment de ce passage à l’ordre du langage que se produisent les accidents les plus graves, que se révèlent les pathologies les plus lourdes, comme celles de l’autisme ou de la psychose, comme si se précipitait à cette occasion un refus inconscient  majeur, ou une impossibilité
structurelle de se soumettre à une Loi. Si les risques les plus vifs résident dans cette période c’est bien dire la dimension de trauma que présente cette accession à la parole, même si nous n’en observons la plupart du temps que l’aspect jubilatoire. Voilà sans  doute pourquoi le passage de l’infans (qui ne parle pas) à l’enfant nécessitera un adoucissement. Cet adoucissement, qu’ inconsciemment les parents vont pratiquer, rien ne pourra mieux y procéder qu’un élément transitionnel entre les sonorités confuses du ventre maternel et le langage articulé. C’est la mélodie qui remplira cet indispensable office ; la mélodie dont la perception a bercé l’enfant à naître durant sa vie intra-utérine en le rendant
sensible aux toutes premières variations du sens. Habillant de son rythme et de ses couleurs les vocables que l’enfant rencontrera lors de ses débuts dans la vie, c’est elle qui sera le véhicule transitionnel qui l’aidera à franchir l’espace immense qui sépare l’état quasi fusionnel de la gestation du décollement symbolique. Accompagnées du bercement, les premières chansons qui lui seront adressées introduiront en douceur le nouveau-né aux signifiants des différentes parties de son corps, de l’univers qui l’entoure, de ses premiers besoins et de ses premières émotions, lui ouvriront en douceur les portes de la parole elle-même.

Voilà qui nous renforce dans l’idée que la chanson, cette plaisante ritournelle qui nous accompagne dans tous les moments de notre vie, loin d’être un négligeable épiphénomène de la culture, représente au contraire une nécessité intime pour l’être de parole. On comprend mieux dès lors son statut privilégié parmi les arts populaires, son succès jamais démenti, l’importance qu’elle revêt dans l’histoire de chacun d’entre nous et pourquoi elle vient toujours à point nommé accompagner de ses couplets nos émotions et notre découverte de l’univers. Du même coup peut s’éclairer l’attachement indéfectible que manifeste l’homme à ce mode d’expression : sur le modèle de ses premières expériences de rencontre avec la parole, celui-ci retrouvera avec la chanson, tout au long de sa vie, l’occasion unique de mettre en forme ses souvenirs, d’accéder à des connaissances, de continuer à tempérer la violence du signifiant et d’adoucir ainsi les moments cruciaux de son existence. Dans cette logique l’apprentissage et l’usage de la chanson ont une évidente raison d’être, non seulement dans le cadre des moments d’intimité et de partage familiaux mais aussi dans toute entreprise pédagogique autour de l’enfant. Ils recèleront toujours au bénéfice de ce dernier une indiscutable dimension thérapeutique, même lorsqu’ils ne seront pas utilisés dans un objectif expressément curatif. Voici comment la chanson, qualifié par certains d’art mineur, se révèlera en réalité la forme d’expression la plus apte à nous rendre majeurs.

Philippe Grimbert
Psychanalyste – écrivain
Cet article est une réédition complétée de « L’enfant do » paru dans la Lettre du GRAPE n°27, L’enfant et les savoirs, mars 1997

Philippe Grimbert est l’auteur des essais « Psychanalyse » de la chanson (Editions Les Belles Lettres/Archimbaud, 1996), « Pas de fumée sans Freud », « Evitez le divan », « Chantons sous la psy », ainsi que des romans « La petite robe de Paul » et « Un secret ».

Les berceuses, première introduction au symbolique

Intimement liées à l’apparition du langage, les berceuses et les comptines qui accompagnent les premiers pas du jeune sujet dans les moments de tendre intimité existent assurément depuis la nuit des temps. Lorsqu’une mère tient son enfant sur ses genoux ou fait doucement tanguer le berceau, dans le moment qui suit la tétée, avant l’endormissement ou pour calmer un chagrin, c’est tout naturellement que lui reviennent aux lèvres les chansons du temps passé. Chez l’adulte devenu parent, ce sont ces berceuses qui font retour dans le moment idéal de communion avec l’enfant, ces mélodies qui ont accompagné les élans de tendresse ou apaisé les moments de détresse qu’il a éprouvés au cours de sa propre enfance.

Les mélodies de ces berceuses sont limpides et expriment – cela peut paraître une évidence – de doux sentiments, qu’il s’agisse de Fais dodo, du P’tit Quinquin ou de L’Enfant do. Mais certaines berceuses, moins connues, nous montrent que l’aspect originaire de ce mode d’expression peut lui permettre de véhiculer des sentiments plus teintés d’ambivalence que la tendresse sans faille, de rigueur dans ce genre de mélodie.

Mes burons sont morts, berceuse originaire du Berry, où en patois « buron » signifie agneau, nous livre un texte étonnant :

 Datant d’une époque où la mortalité infantile faisait des ravages, on peut voir transparaître dans ce rituel de l’endormissement une angoisse maternelle, voire une prévention superstitieuse devant l’éventualité de l’entrée de son enfant dans un dernier sommeil. Freud ayant souligné en effet que dans la symbolique du rêve un rapprochement pouvait être fait entre le petit animal et l’enfant, qui, mieux que l’agnelet, pourrait évoquer le nouveau-né fragile ? Le message envoyé à l’enfant s’endormant est cependant ici troublant tant il souligne l’équivalence entre le sommeil et la mort, le renvoi dans les limbes de l’être qui vient à peine d’en émerger. D’un sadisme à peine déguisé, la berceuse ici citée peut, tout aussi bien, nous en dire long sur l’ambivalence parfois à l’œuvre dans le désir maternel.

Ma jolie poupée, berceuse du siècle dernier, n’est pas moins troublante :

Ma jolie poupée

Ne veut pas dormir

Petit ange blond

Descendu des cieux

[…]

Dors, dors,

Ou je vais mourir.

Avec l’équivalence renouvelée du sommeil et de la mort, c’est cette fois la mère qui met sa vie en jeu dans l’endormissement de son enfant. Retournement classique du désir de mort, qui s’adresse cette fois à celui dont il est issu : on peut voir ici que l’idyllique scène – chromo teinté de rose layette – que nous évoquions plus haut peut également se parer des sombres couleurs du sadisme et du deuil.

Ces quelques exemples montrent comment le mode d’expression archaïque qu’est la berceuse peut se faire le support de l’« archaïque » freudien, dans lequel l’amour a toujours rendez-vous avec la dimension de la dévoration, du sexe et de la mort. La forme de la chanson en facilite l’accès, un contenu scabreux ou angoissant pouvant s’y exprimer avec économie et moindre risque. Ainsi la chanson, qui introduit l’enfant en douceur à l’univers de la parole, porte logiquement en elle dès sa première expression – la berceuse –
les caractéristiques de la dimension symbolique, véhicule d’un désir protéiforme qui peut être aussi désir de mort.

Philippe Grimbert

Les chansons enfantines

L’âge des berceuses passé, vient celui des chansons enfantines, qui sont historiquement bien plus jeunes que leurs sœurs aînées. En effet, le genre même ne vit le jour que vers le milieu du XIXe siècle, époque où naissait à Freiberg, en Moravie, celui qui allait être le père fondateur de la psychanalyse. Jusque-là l’enfant passait directement de la berceuse à l’apprentissage des chansons qui étaient d’usage dans son milieu familial ; il reprenait la tradition folklorique de sa région ou répétait les mélodies qui fleurissaient dans son entourage, chansons de métiers ou romances sentimentales. L’enfant, sur lequel Sigmund Freud allait quelques décennies plus tard avancer des hypothèses décisives – en particulier concernant sa vie sexuelle – , n’est plus considéré en ce début de siècle comme un adulte en réduction et sa spécificité exige qu’un répertoire chansonnier lui soit particulièrement destiné.

Ce n’est qu’en 1846 que paraît le premier recueil de chansons destinées spécifiquement aux enfants, Chansons et rondes enfantines : le genre est né. Un événement historique va beaucoup contribuer à la promotion de la chanson enfantine et lui procurer une diffusion inespérée : l’institution par l’école laïque, dès 1882, des « leçons de chant ». Cette activité, dorénavant quotidienne pour tous les enfants scolarisés, prend en compte un rôle important de la chanson : son aspect éducatif et socialisant. Du fait qu’elle ouvre la porte au langage lui-même, la chanson présente dans cette logique d’autres aspects facilitateurs, que l’école ne pouvait méconnaître.

Ainsi font, font, font

les petites marionnettes…

C’est en chantant que l’enfant fera l’apprentissage des parties de son corps et de la gestuelle.

Lundi matin, l’emp’reur, sa femme et le p’tit prince,

Sont venus chez moi pour me serrer la pince ;

Comme j’étais parti

Le p’tit prince a dit :

Puisque c’est ainsi,

Nous reviendrons mardi !

C’est en chantant également qu’il apprendra les jours de la semaine, les mois, l’enchaînement des saisons.

A, b, c, d, e, f, g, h, i, j, k,

l, l, l, m, n, o, p,

l, l, l, m, n, o, p…

En chantant, toujours, il fixera dans sa mémoire les lettres de l’alphabet, sur une mélodie attribuée au divin Mozart !

En chantant en chœur, enfin, il prendra conscience de son appartenance à un groupe, dont il convient de respecter les règles.

Tous les pans de la connaissance, sans exception, feront l’objet d’une chanson, qui verra ainsi confirmer sa vocation facilitatrice : après avoir adouci à l’enfant son entrée dans la parole, elle lui rendra également moins pénible l’accès au savoir. Elle ne dédaignera pas non plus d’interroger la garantie de la parole en jouant avec cette dimension qui lui est inhérente : le mensonge. Il existe en effet une tradition de chansons dites « de mensonge » qui procurent un plaisir intense à l’enfant, qui peut, grâce à elles, transgresser impunément un interdit, faire effrontément la nique à sa culpabilité :

 

Fidèle à tous les rendez-vous de la vie la chanson structure, pacifie, facilite les rencontres de l’être parlant avec le monde qui l’entoure. Son rôle essentiel ne se limite pas au tout début de la vie mais va également aider l’enfant, puis l’adulte qu’il va devenir, à franchir les étapes ultérieures de son développement et à maîtriser, du moins en partie, les questions et les angoisses que lui impose l’univers de la connaissance.

Philippe Grimbert

Les cahiers de l’éveil n°3

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