Photos Guillaume Wydouw, Maya Gratier ©

Des bébés dans les bois

Depuis l’automne, tous les quinze jours, nous allons en forêt pour un accueil artistique d’un petit groupe de familles avec de très jeunes enfants. Qu’il pleuve ou qu’il vente nous prenons la charrette avec une tente berbère, des livres, des jouets, des instruments de musique, des œuvres d’art… Câline une petite ponette nous accompagne. Nous portons des masques, avec des oreilles végétales, des couleurs et un nez en trompette. 

Que faisons-nous là ? Les promeneurs regardent passer notre étrange procession. Mayu, danse en jouant de la flûte japonaise. Parfois j’ai quelques échanges sifflés avec un oiseau. Souvent nous croisons des écureuils. 

Le premier jour j’avais installé Jojo, un gros fétiche en bois, dans les herbes à l’écart de notre campement. Avec un père et son enfant, nous sommes allés le voir, disposer des feuilles et des branchages autour de lui. En partant nous avons remarqué un trou à ses pieds. Je l’ai dégagé, il y avait là une bête… Elle se blottissait au fond de ce terrier, son corps luisant, noir et jaune. Puis j’ai compris. Je l’ai prise dans mes mains humides. C’était une salamandre. Craintive au début, elle s’est rapidement calmée, comme si elle comprenait que nous ne lui voulions aucun mal. L’émerveillement devant cet animal magique est passé comme un courant entre nous. Je ne peux m’empêcher de penser que la forêt nous accueillait.

Pour cette première séance, une maman était venue avec sa propre mère. L’enfant était encore dans son ventre. La séance suivante, le petit Eden était là. La première rencontre avec un nouveau-né soulève une émotion immense. Petit être innocent qui s’ouvre à la vie, nous croyons accueillir un enfant, mais j’éprouve le sentiment que c’est lui qui nous prend dans son monde, nous ramène au cœur de notre attachement à l’existence. Je suis touché par la confiance de ces familles qui ont décidé de suivre cette expérience que nous menons avec Maya Gratier1. Cette recherche vise à comprendre en quoi l’accueil des tout-petits en forêt est propice ou non à leur épanouissement. Au début on se posait des questions théoriques sur la méthode et les grilles d’observation. Maya se demandait si nos pratiques artistiques n’allaient pas influer sur l’objet de notre recherche : à quoi servent l’art et la culture dans notre rapport à la nature ? Pourquoi faut-il que je m’obstine à transporter tout mon fatras dans cette mini roulotte que nous avions peinte avec des fleurs et des animaux ? Je refuse d’abandonner mes sculptures, la bibliothèque à odeurs, les livres, la poésie, les marionnettes, mais tout cela est-il bien utile en forêt ? 

Je suis un artiste et ma seule légitimité est de colporter des rêves, de les saisir au vol. Je ne suis pas un enseignant ou un animateur nature, mon travail est d’habiter la forêt avec du sens, révéler le caractère sacré de la vie qui l’anime. 

Nous avons une drôle d’idée de la nature : nous croyons généralement qu’elle s’oppose à la culture et qu’il faudrait l’abandonner pour retrouver un état de nature. Maya et moi savons pertinemment qu’un enfant dans le ventre de sa mère est déjà un être de culture. Et nous savons tout autant qu’il est absurde de nier que nous sommes des êtres de nature. Nous avons un cœur, qui pulse du sang, nous respirons de l’oxygène et nous nous nourrissons d’êtres vivants, tout cela n’est pas culturel. Notre propos n’est pas d’abandonner des bébés dans les bois pour retrouver un état sauvage. Le mythe de « l’enfant sauvage » masque la réalité d’une maltraitance inhumaine contre des « enfants-placards » mutilés dans leur humanité2. Comme le souligne Sophie Marinopoulos les enfants ont un besoin vital de culture3 !

En allant en forêt je retrouve le sens du mot « sauvage », qui vient de « sylva », la forêt. Le sauvage est le contraire du domestique qui vient de « domus » la maison. Le jardin est un espace domestique et je mesure la différence avec le jardin d’Émerveille4 qui est un espace clos, on y est à l’abri, en confiance, il n’y a aucun danger. La forêt au contraire est un espace ouvert. Nous construisons notre séance autour de la tente, point central d’où nous rayonnons. La forêt est l’inverse du jardin. Elle requiert une autre qualité de vigilance. D’autant que Câline ne cesse d’appeler notre attention. Ce gros animal perturbe les habitudes en venant s’insérer dans la relation des enfants à leurs parents. La forêt ouvre sur un autre monde. Sous chaque souche nous trouvons des insectes. Lorsque nous écartons les feuilles et creusons un peu la terre, nous trouvons toujours un cloporte ou un ver de terre. Pour les enfants, la magie de ce fourmillement d’êtres vivants est une porte pour s’ouvrir aux autres. Quelque chose se passe naturellement : l’insecte ou le végétal nous racontent des choses qui ne sont pas de l’ordre des mots, mais disent leur présence. 

Nous avons fini par comprendre avec Maya que nous étudions la présence. Merleau Ponty évoque « la chair du monde »5, il nous invite à envisager la réalité comme un corps vivant, dans lequel nous baignons, liés par des liens de sens. 

Mon travail d’artiste est motivé par le sentiment de vivre entre les murs vides d’une époque insensée. J’éprouve le besoin vital de retrouver du sens, je le cherche au travers de la sculpture, du spectacle vivant, ou des jardins. Comment en sommes-nous venus à vivre dans un monde qui semble muet6 ? Ne pourrions-nous le ré-enchanter, retrouver une sensibilité, une écoute…

En observant les enfants en forêt, nous nous sommes rendu compte qu’ils perçoivent un tout signifiant. Ils vivent dans « un nuage sensoriel » : le toucher, la saveur, l’odeur, la couleur, la forme et le mouvement se mêlent pour former des ambiances qui fluctuent sans cesse. Le tout-petit est littéralement habité par le tout de l’instant. À chaque séance il y a une acmé, toujours différente, un moment de joie intense ou de douceur partagée, qui naît à l’improviste et nous réunit profondément. 

Travailler sur le sauvage n’est pas se couper de toute culture, mais réinventer une culture qui nous lie intimement à notre environnement. La grande leçon que j’ai tiré de cette recherche c’est que l’opposition culture/nature, qui structure nos habitudes de penser, recouvre en réalité une opposition du sauvage au domestique. Câline m’a aidé à comprendre cela, elle qui est tellement habituée à sa longe qu’il faut la surveiller sans cesse lorsque nous la détachons. 

Notre travail est d’essayer de se comprendre mutuellement, en respectant la nature première des enfants et en leur permettant de s’épanouir. Je défends depuis toujours une culture de la liberté. Je crois que la culture ne doit pas servir à domestiquer nos enfants, elle devrait leur permettre de grandir en restant sauvages et libres. 

Mais les mots sont des pièges, car notre condition culturelle nous impose une vision négative du sauvage. Au début du néolithique, les êtres humains ont domestiqué les animaux et les végétaux afin de s’en nourrir ou les exploiter7. Certains chercheurs considèrent que nous nous sommes également auto-domestiqués8. Rappelons que l’esclavage, et en particulier celui des femmes, est le fait marquant du néolithique, de toute l’antiquité et d’une grande partie de notre histoire. La servitude est la caractéristique centrale de notre civilisation. En Europe, nous avons fait quelques progrès, mais l’allègement de la servitude des femmes, des enfants et des travailleurs, est très récent, il reste fragile et très imparfait. De toute évidence, nous sommes domestiqués, nous vivons dans des maisons, sous la domination d’autorités supérieures. 

Cette domestication connait aujourd’hui un nouveau développement : nous sommes entrés dans l’ère de l’agriculture intensive, l’élevage industriel et la culture de masse. Les êtres vivants ne sont plus reconnus dans leur altérité, nous sommes devenus des ressources humaines, végétales ou animales que l’on exploite sans état d’âme. Cette mutation est portée par une révolution technologique sans précédent, qui semble nous éloigner définitivement de la nature. « L’extinction de l’expérience de nature »9 est notre lot quotidien, nous en souffrons tous, et les enfants en particulier. 

L’explosion de la pandémie actuelle n’arrange rien. Nous sommes confinés dans nos maisons, obligés de nous rencontrer au travers d’outils numériques, avec des masques qui nous empêchent de sourire et dans l’interdiction de nous toucher. Cette amplification de la domestication nous coupe de notre nature première et nous en éprouvons le manque, nous avons besoin de nature10. 

Mais c’est un cercle vicieux. L’éloignement de la nature nous fait perdre nos défenses naturelles et la destruction de la biodiversité entraîne l’émergence des zoonoses11. Ne parlons pas des désordres climatiques qui vont en s’amplifiant. Il faut prendre la mesure de ce que nous vivons aujourd’hui et réinterroger les fondements de notre culture. Lorsque nous étions des chasseurs-cueilleurs, il n’y avait pas de richesse ni d’esclaves, et nous vivions dans un équilibre très subtil avec nos environnements. Face à l’effondrement de notre civilisation il faut remettre en question nos modes de vie et de pensée, non pas pour retourner en arrière, mais pour rompre les sortilèges de la soumission et reprendre pouvoir sur nos vies. 

Aujourd’hui les bisons, les chamois, les aigles, les loups, les castors, les esturgeons, sont en train de reconquérir l’Europe, alors qu’ils sont passés à deux doigts de l’extinction12. L’abondance extraordinaire qui caractérise les écosystèmes équilibrés est en train de revenir. Ce ré-ensauvagement est fragile encore, face à l’utilisation massive des poisons dans l’agriculture et l’exploitation industrielle de nos biotopes, mais il montre que la nature est résiliente et peut encore reprendre le dessus. N’est-il pas temps de lui faire enfin confiance, cesser de croire que nous devons la détruire ou la domestiquer ! N’est-il pas temps de réconcilier notre nature humaine avec celle de nos environnements, retrouver notre liberté et une profonde joie de vivre !

Vincent Vergone

1 – Maya Gratier du Babylab de l’Université Paris Nanterre
2 – Écrits de et sur Kaspar Hauser
3 – Sophie Marinopoulos, « Une stratégie nationale pour la santé culturelle – Promouvoir et pérenniser l’éveil artistique de l’enfant de la naissance à 3 ans dans le lien à son parent »
4 – Le jardin d’Émerveille est un libre jardin pour les très jeunes enfants au parc de la Poudrerie à Vaujours
5 – Maurice Merleau-Ponty, « le visible et l’invisible »
6 – David Abram, « Comment la terre s’est tue – Pour une écologie des sens »
7 – Hervé le Guyader, « L’Homme s’est-il autodomestiqué ? »
8 – Alain Testard « Avant l’histoire : L’évolution de Lascaux à Carnac »
9 – Jacques Tassin, « Pour une écologie du sensible »
10 – Pascale D’Erm, « Natura : Pourquoi la nature nous soigne »
11 – Marie-Monique Robin « La fabrique des pandémies : Préserver la biodiversité, un impératif pour la santé planétaire »
12 – Béatrice Kremer Cochet et Gilbert Cochet, « L’Europe réensauvagée: Vers un nouveau monde »

Vincent Vergone, le colporteur de rêves

Impossible de tout dire sur cet artiste sculpteur, admirateur de Giacometti. Toujours à la recherche d’une relation poétique au monde, Vincent Vergone crée en 2015 La compagnie espiègle, puis la compagnie Praxinoscope qui devient en 2020 Les demains qui chantent, cherchant de « nouvelles manières de vivre et partager la culture ». La compagnie se tourne vers l’environnement, le rapport à la nature et les liens avec les enfants, notamment les tout-petits. Sans narration ni dramaturgie, les créations sont conçues comme des jardins dans lesquels on est invité à flâner. Après le temps des créations et du spectacle, Vincent Vergone se tourne désormais vers des installations, des performances et plus précisément comme il aime à le souligner « vers des accueils artistiques ». 

Il est l’auteur de « Libres jardins d’enfants : Vivre et penser une culture naturelle » et « Enfants par nature : Pour une écosophie du premier âge ». Cet essai, publié aux Éd. Ressouvenances, propose de réinventer notre rapport au vivant. 

https://lesdemainsquichantent.org/

Dossier de la compagnie : https://lesdemainsquichantent.org/wp-content/uploads/2020/06/Dossier-de-présentation-Cie-2020.pdf

Œuvres : https://www.vincent-sculptures-bronze.com/exposition/

Territoires d’éveil n°21

Publication : Juin 2021
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