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La civilisation du bruit

Le bruit fait partie du décor. Le commun des mortels s’y plaît ou se résigne ; les privilégiés s’en protègent. Le mal ne frappe pas tout le monde, mais la plupart en souffrent. Il n’existe pas de sanctuaire. On bâtit, on creuse, on roule, on produit partout. Pour peu que la situation s’aggrave, les sensibles de l’ouïe devront vivre au fond des forêts, les rêveurs en boules Quiès et les sages en exil. Car l’individualiste moderne est un animal sonore. Il taille ses haies quand ça lui chante, joue du clairon la fenêtre ouverte, rit sans retenue et parle haut. Le repos des malades lui importe peu. Le sommeil des travailleurs l’indiffère. La quiétude des squares, les dimanches sabotés par les tronçonneuses, il s’assied dessus. Chacun en pâtit – sans vraiment réagir – le tapage, nocturne ou pas, figure parmi les incivilités de routine.

On pouvait lire naguère dans les trains de grandes lignes. Désormais, c’est une gageure : une sono promeut les menus du buffet, les walkmans grésillent, les jeux électroniques bipent, la sonnerie des portables nous saute aux oreilles ; un caquetage s’ensuit, d’autres le parasitent, les voix se croisent, le volume augmente. Réfléchir, pas facile. Dormir, impossible. Les voyages en train ne sont plus des voyages, ce sont des gueuloirs.

Le bouledogue du voisin aboie du matin au soir et du soir au matin. Qui va se plaindre ? Ce serait inconvenant, un empiétement sur la vie d’autrui. La pudeur nous retient. On maudit les maîtres, on lance des injures à la bête, mais on se tait : ce n’est pas elle qui se couche, c’est nous. Voilà une scène familière : une nuée d’ouvriers construit un immeuble dans la rue. Ils ont dressé une grue sous mes fenêtres, un bulldozer remue le sol, des perceuses forent le béton, des scies coupent l’acier, le chantier dure depuis six mois. Lorsque le bâtiment sera construit, un autre commencera plus loin. Tant mieux, l’immobilier repart. Le battement implacable des marteaux piqueurs signifie des logements neufs et de l’emploi dans le BTP Le citoyen s’en félicite, les tympans agonisent. Ou bien il est trois heures, un gros cube passe, vous réveille, un autre, puis un troisième. L’aube arrive sans qu’on se rendorme ; la journée sera rude.

 

«Le bruit excessif m’arrache mon intimité, commande le cours de mes pensées, pèse sur mon loisir. Il me prive de moi-même»

 

Qui s’insurge? Il semble que le pays s’en moque, ou même qu’il en redemande: plus le bruit remplit l’esprit, plus il le vide. Il procure une impression festive qui rassure. Ainsi des grandes surfaces, où les clients courent les rayons

dans une purée de musique hachée de pubs. Dehors, sirènes de pom- piers, d’ambulances, de cortèges officiels, survols d’hélicoptères, klaxons, radio-cassettes en transe dans les voitures (le power est en général directement couplé à la clé de contact). Animation des centres-villes, fanfares. L’été, pas une promenade sans C.d. à fond ; les plages, les campings, même sanction. On vit à tue-tête.

Juste à côté, un restaurant spécialisé dans les mariages pratique le karaoké les soirées de week-end:les braillements s’entendent à la ronde jusqu’au point du jour. Non loin, chaque fois qu’il pleut, l’alarme d’une entreprise se déclenche, l’horreur hulule pendant des heures. Souvent en province, et de plus en plus à Paris, des cafés font péter la techno, avec foot en vidéo et clips sur écran : vider une chope, prendre un petit noir, vous en ressortez tout hébété.

Certes, ce ne sont que des tracas mineurs comparés aux fléaux du monde. C’est, dira-t-on, le revers obligé de la liberté individuelle, la rançon de la modernité:nous évoluons dans une société de confort fondée sur les moteurs, le béton, maintenant l’électronique, avec un impératif de croissance dont il faut payer le prix. On traite le vacarme comme une pollution légère, beaucoup moins grave que le plomb ou l’ozone, un désagrément réel mais inévitable. Pourtant l’affaire n’est pas si simple. D’abord parce qu’il ne s’agit-là que des déchets de la vie courante. Il faudrait commencer par les autoroutes sans parapets dans les banlieues denses, les habitations le long des voies ferrées, les riverains du périphérique, les concentrations urbaines près des aéroports. Enfers multiples et quotidiens sur lesquels on fait à peu près l’impasse.

Car c’est un fait : pour contrer le fêtard qui, depuis des mois, vous pourrit les nuits, ou les amplis de la fête foraine qui s’éternise à l’orée du parc, vous ne pouvez compter quasiment sur aucun recours, à moins de créer une association (ou de déménager). Sans la moindre garantie de succès. S’il est vrai que les lois existent pour être bafouées, elles jouissent dans ce domaine d’un terreau formidable. Contre le raffut, rien à faire ou presque : on lutte à mains nues.

Or, des solutions existent. Pour celles qui manquent, on peut les trouver. Les pouvoirs publics s’y emploient dans le domaine des gaz (effet de serre, fumées de toutes sortes), qui touchent à l’air, aux poumons, bref au principe vital. Dans le cas des ondes sonores, si l’urgence est moindre, elle n’en perd pas sa gravité. Seule la volonté manque. A preuve:du nouveau magot fiscal affecté en partie à la relance du bâtiment, pas un centime n’est prévu pour les travaux d’isolation phonique à engager sans délai sur les infrastructures ferroviaires et autoroutières. A défaut, qu’est-ce qui empêche de mener des campagnes auprès du public, en commençant par ménager dans les

trains des zones pour les accrocs du portable, et des salles dans les restaurants ? On discrimine pour le tabac, rien ne s’y oppose pour le tapage.

 

La civilisation du bruit relève d’un type de société technicienne où le culte des objets tend à amputer la subjectivité des individus

 

Le problème ne se limite pas au confort de chacun, il tient aux règles de la liberté même. Le bruit excessif m’arrache mon intimité, commande le cours de mes pensées, pèse sur mon loisir. Il me prive de moi-même. Je ne suis plus qu’un pion dans cette nuisance qui m’interdit de lire, de rêver, de vivre à mon gré.

Le bruit de la société de communication est un bruit mécanique.

Quand l’acariâtre Boileau se plaint, dans la « Satire VI », des embarras de Paris, il s’emporte contre les miaulements et les cris des chats, le ramage des coqs, le marteau des serruriers, les maçons, les charrettes, enfin contre les cloches qui « se mêlant au bruit de la grêle et des vents/ Pour honorer les morts font mourir les vivants». Mais le bruit a changé : ce qu’il a d’odieux aujourd’hui provient moins du travail et surtout de la nature que de cette manifestation permanente, omniprésente, inepte et superflue des objets. C’est leur usage exorbitant qui révolte. De même que le tintamarre des compresseurs pneumatiques me nie dans mon droit au silence, de même l’individualiste qui téléphone dans le bus ou qui m’inflige la logorrhée de sa télé efface la frontière entre son univers et celui des autres : tantôt il détruit le lieu public, qu’il confond avec le sien, tantôt il envahit mon espace privé, qu’il rend public. Son aliénation me contamine. Soumis à la tyrannie sonore, je disparais en tant que citoyen : je deviens chair à décibels, comme on parlait jadis de chair à canon.

Le problème n’est pas seulement personnel, mais politique. Remplissage permanent des ouïes, intense bourrage de crâne par le marketing, on retrouve la même négation des intériorités singulières. La civilisation du bruit relève d’un type de société technicienne où le culte des objets tend à amputer la subjectivité des individus. De là découlent l’uniformisation des comportements, le goût des divertissements faciles, l’attrait pour le bref, le brillant des surfaces, le toc, pour le pragmatisme au lieu de la pensée. Une telle société ignore le quant-à-soi des êtres. Mieux:elle trouve un intérêt majeur dans ce mépris. La sollicitation continuelle de l’oreille distrait les consommateurs de leurs méditations.

Propagande, publicité, tohu-bohu : moins les gens pensent, plus ils achètent, moins ils votent, mieux se portent les princes. Pour engraisser les ânes, donnez-leur du son. Problème d’intégrité corporelle et de respect d’autrui, question d’environnement:sur ce point comme sur d’autres, l’exigence écologique est une forme supérieure de la démocratie.

Jean-Michel Delacomptée, écrivain
Le Monde – Vendredi 3 septembre 1999

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