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Chanter s’apprend dans l’enfance

Les chemins qui mènent à la chanson et au langage sont intimement mêlés dès les premiers instants de la vie. La voix, qui en est la matière première, en devient le support. A travers elle, le corps et l’intime de celui qui s’exprime sont toujours en jeu. Si chanter s’apprend dans l’enfance, comme le fait de parler, la chanson est un art qui nous accompagne tout au long de la vie, et nous ramène aux émotions de notre enfance.

 

La voix, miroir de nous-mêmes

 

La voix, cette trace éphémère et invisible de nous-mêmes, cette vibration sonore qui remplit l’espace est une émanation de notre corps ; et ce corps est présent dans la chair de la voix, dans son grain nous dit Guy Rosolato 1). Par son timbre, notre voix est une matière sonore dont les particularités nous rendent unique et reconnaissable. Elle est le résultat de plusieurs facteurs : des facteurs physiologiques, socioculturels, psychologiques, elle est une signature, une image de moi-même. Ma voix reflète à la fois ce que je suis en ce moment, mais elle est aussi l’addition des éléments qui font mon histoire, comme des couches de peinture sur un tableau pour reprendre l’image de Jean-Pierre Klein (2). 

Ma voix dit mon appartenance culturelle, par son accent, elle exprime des représentations de mon époque sur la féminité et la masculinité… Et bien d’autres choses encore que j’affirme inconsciemment (2). 

L’émission sonore est un automatisme, semblable à la marche. Pendant les premières années de la vie, l’enfant apprend à coordonner le souffle avec la mise en jeu des cordes vocales, et les éléments résonateurs et articulateurs. Il met en place le contrôle audio-phonatoire qui permet d’ajuster le son de la voix à chaque situation, qui en fait un automatisme. 

« La propriété de la voix est d’être à la fois émise et entendue, envoyée et reçue par le sujet lui-même, même quand il s’adresse à un autre. En comparaison avec la vue, on pourrait dire qu’un « miroir acoustique » est toujours en fonction. » (1) Mais je peux modifier le son de ma voix. En jouer pour raconter des histoires, pour le plaisir de faire la grosse voix, pour jouer à être quelqu’un d’autre, pour tromper l’autre. Le jeu peut être plus ou moins conscient. Parfois, cette voix nous échappe et trahit nos émotions à notre insu. 

Car, cette voix, je l’adresse d’abord à autrui, même quand le son est encore inarticulé. Elle est support du langage, à l’autre j’adresse mon discours, partie visible de ce que je souhaite lui transmettre et sur lequel va porter toute mon attention. Mais, au-delà des mots, ma voix dit la représentation intime que je me fais de la situation (2).

« A l’évidence, dès que la voix est en cause dans la musique, il y a pratiquement toujours langage : on chante des paroles (à part dans certaines musiques contemporaines, ou le scat du jazz) » (1), remarque Guy Rosolato.

 

La voix vient du corps

 

La voix vient du corps. Le son de la voix est produit par le souffle qui, en passant entre les cordes vocales, les met en vibration, et ce son est mis en forme grâce aux résonateurs et articulateurs. 

Le souffle vient de l’air que nous respirons, le son de notre voix dépend donc d’un acte réflexe qui est la respiration. Lorsque l’air remplit les poumons, le muscle du diaphragme s’abaisse et les abdominaux se relâchent. Cette respiration est plus ou moins ample. On sait aussi que cette respiration dépend de notre état tonique, qui lui-même est le résultat de l’ensemble de nos tensions et relâchements, liés à notre posture et à notre forme physique, à notre humeur, à nos émotions… On remarque qu’on peut agir sur l’amplitude de cet acte réflexe et choisir les parties du corps qui seront mobilisées : respiration thoracique ou abdominale. Chacun peut faire l’expérience en s’imaginant respirer une délicieuse odeur, puis une odeur désagréable, et constater l’effet sur l’amplitude de sa respiration. 

Les cordes vocales, qu’on appelle aussi plis vocaux, sont deux replis muqueux situés au niveau du larynx, derrière la pomme d’Adam. Ces plis vocaux forment une demi-bouche, dirigée d’avant en arrière, horizontalement. Pour émettre un son, il faut que les cordes vocales soient fermées : c’est la pression de l’air qui provoque un enchaînement d’ouvertures et de fermetures extrêmement rapide. La vitesse de cette ouverture-fermeture donne la hauteur du son ( c’est la même mécanique avec les lèvres du trompettiste sur son embouchure). Les plis vocaux sont des muscles, comme les lèvres. On peut les durcir, les ramollir, les épaissir, les amincir, les serrer plus ou moins fort l’un contre l’autre, ou même les laisser un peu distants, par exemple pour chuchoter. Tout cela se fait automatiquement sans y penser. 

Les résonateurs et les articulateurs sont constitués par les lèvres, les mâchoires, la langue, le voile du palais, les cavités de la bouche, de l’arrière-bouche et du nez. Les mouvements de ces organes permettent l’articulation des sons du langage. La mise en vibration des os du crâne donne au son sa « couleur ». 

La voix de l’enfant est un peu différente. En décrivant la spécificité de l’organe phonatoire du nouveau-né, on peut faire un parallèle avec les premiers hommes : le larynx est situé haut dans la gorge, réduisant le volume du pharynx, le bébé ne bouge quasiment pas la langue avant environ 6 semaines, il ne respire que par le nez. Quand la base de la langue et le pharynx entament leur descente, vers 3-4 mois, la respiration par la bouche se met en place, et l’enfant va explorer de nouvelles sensations. C’est le début du babillage et des lallations. Le larynx, zone où se situe l’appareil vocal, est donc très haut au début de la vie et commence sa descente dès la grossesse. Les os de cette région sont mous, les cartilages et les plis vocaux n’ont pas la même taille qu’à l’âge adulte, les cordes vocales sont plus molles et beaucoup moins fragiles. 

Le bon accord pneumo-vocal met un certain temps à se mettre en place. Au début, le nourrisson va émettre des sons en inspirant, et tout mouvement va entraîner un son. Vers 3-4 ans, la voix se stabilise autour du son fondamental, (note autour de laquelle se situe notre hauteur de voix parlée). A 10 ans, la hauteur de voix a baissé d’une octave par rapport à la naissance. La mue va de nouveau modifier la hauteur de la voix. Cette mue est plus spectaculaire chez les garçons pour qui la voix descend encore d’une octave, et plus lente chez les filles pour qui elle commence avec les règles et fait descendre la voix d’une tierce. Ce bouleversement nécessite une nouvelle coordination émetteur-résonateur, ce qui provoque chez certains garçons des déraillements de la voix .

Notre voix évolue et descend tout au long de la vie. Elle est de plus en plus maîtrisée, c’est-à-dire que le geste vocal est plus efficace. Elle peut se travailler à tout âge, mais notre voix est aussi de plus en plus fragile pour des raisons très physiologiques (le ligament qui recouvre les cordes vocales vers 3-4 ans se rigidifie au fur et à mesure, et à une vitesse différente pour chacun). Le forçage vocal peut apparaître dès 2-3 ans. Il est le signe d’un mauvais ajustement dans le geste vocal et provoque une raucité de la voix, à l’inverse de l’euphonie qui est une bonne émission phonatoire.

 

La mélodie de la voix maternelle est notre première chanson

 

Pour expliquer notre attachement à la chanson, Philippe Grimbert, dans son livre « la Psychanalyse de la chanson » (4), revient aux premières sensations de la vie intra-utérine. Il nous rappelle que le fœtus perçoit la voix de la mère et celles de son entourage. Elles lui parviennent déformées par le canal auditif, mais aussi par transmission osseuse pour ce qui est de la voix de sa mère. Celle-ci est reconnue et entendue par le bébé qui vient de naître essentiellement grâce à son intonation.

L’intonation, trait que l’on peut qualifier de mélodique dans la voix parlée, est cette façon qu’a chacun de nous de moduler sa voix dans les hauteurs, dans les accents et dans le rythme. C’est ce qu’on nomme aussi la prosodie. Une expérience montre que si la mère lit un texte de droite à gauche, donc sans intonation, le bébé ne semble pas différencier la voix de sa mère de celle d’une étrangère, et se désintéresse assez vite de ce type de stimulation. 

Dans intonation, on retrouve le mot ton qui, en musique, nomme la gamme et le mode dans lequel se joue un morceau de musique ou une chanson. On n’est pas loin du mot tonus qui, avec la même origine, décrit un état de tension musculaire du corps. A travers l’intonation, la voix et le corps sont indissociables. Autant pour l’émetteur que pour le récepteur. 

« Cette intonation est la mélodie inscrite dans la parole. Après la naissance, le nourrisson va écouter les paroles qui lui sont adressées s’inscrire sur cette mélodie dont il a le souvenir, pour ne pas dire la nostalgie. oilà qui nous renforce, nous dit Philippe Grimbert, dans l’idée que la chanson, cette plaisante ritournelle qui nous accompagne dans tous les moments de notre vie, loin d’être un épiphénomène de la culture, représente au contraire une nécessité intime pour l’être de parole. On comprend mieux dès lors son statut privilégié parmi les arts populaires. » (4) Il nous rappelle  ’indéfectible attachement des humains à la chanson, cet art mineur. En effet, chacun de nous garde en lui la mémoire de certaines chansons qui ont ponctué des époques et des événements de notre vie. Nous avons tous, par moments, un p’tit air dans la tête qui change selon les jours et les années, et qui n’est jamais là complètement par hasard. 

Philippe Grimbert nous rappelle aussi que cette expression artistique est un art populaire. Nul besoin d’aller au conservatoire pour fredonner une chansonnette. Nulle méthode pour bercer son enfant ou, plus tard, faire des rondes dans la cour de récréation. La chanson entendue à la radio, la berceuse retrouvée à la naissance de son enfant, le jeu chanté avec les copains, nous les avons tous appris « d’oreille » sans aucune connaissance musicale. La chanson est une affaire de mémoire et, surtout, puisque l’on retient mieux ce qui nous touche, une affaire d’émotion qui prend naissance dans ces premières intonations.

 

Les premières vocalises du tout-petit

 

Chez le nourrisson, les premiers cris et bruits vocaux sont le résultat d’une excitation, signe de plaisir ou de douleur, et surtout signe de vie. Son état corporel s’exprime dans la voix sans qu’il y ait forcément adresse à l’entourage. A ce corps qui « parle », l’adulte répond par des soins et des mots. Et il est toujours étonnant de voir comme les personnes qui s’occupent de très jeunes enfants savent reconnaître dans les pleurs ou les babillages d’un nourrisson son degré de fatigue, d’énervement ou de détente. Par ses cris et ses vocalises, le tout-petit est tout à fait entendu dans ses besoins. On pourrait parler de langage du corps (toujours présent à l’oreille de celui qui écoute, même quand les mots prennent place). 

Si, dans un premier temps, les émissions vocales sont réflexes, par le jeu du miroir sonore et celui de l’expérience vibratoire et kinesthésique, l’enfant va exercer ses capacités vocales pour lui-même. Cette projection dans l’espace il l’entend en retour, ce qui lui permet de mettre en place le contrôle audio phonatoire. A ce titre, la voix participe de façon très précoce à la construction du schéma corporel. Petit à petit, à travers toutes ses lallations, le bébé joue avec la voix, le larynx, le pharynx, la bouche, la salive, la langue, l’air, et coordonne les différents éléments qui participe à l’acte vocal. Il acquiert la capacité à répéter ce qu’il s’entend produire (c’est exactement le même travail que fait le chanteur). Il va privilégier les sons et les intonations de son entourage, qui en retour va déjà y entendre les premiers mots : mama, baba, sont à l’évidence pour l’adulte la volonté de dire maman ou papa de la part de l’enfant. Il s’approprie les traits mélodiques de la langue et, bien souvent, si les mots ne sont pas encore là, le ton y est.

 

Entre vocalises et « baby-talk », un dialogue qui mène à la parole

 

Parallèlement on remarque que, dès les premiers instants de la vie, l’adulte chante plus qu’il ne parle quand il s’adresse au très jeune enfant. Instinctivement, pour le plaisir de communiquer, pour attirer son attention, pour le rassurer, le bercer, l’adulte change le ton de sa voix pour s’adresser au nouveau-né. Diatkine note : « Cette curieuse activité ludique que le langage des adultes autour d’un bébé. Chacun sait qu’il ne comprend pas ce qu’on lui dit et pourtant on lui parle avec la plus grande sincérité… C’est le langage pour rien, à la cantonade, que l’enfant va s’approprier en le mêlant à ses propres jeux de langage ». On sait que le babil de l’enfant va avoir tendance à imiter la mélodie de la langue des adultes et on remarque qu’en retour la mélodie de la parole de l’adulte s’adapte au babil du bébé. D’où le parler « bébé » que les scientifiques appellent « baby-talk ». 

Dans le baby talk, l’intonation est un peu exagérée, il y a des accents, une rythmicité, parfois des changements dramatiques d’intensité, des répétitions, des crescendos, staccatos pour tenir en éveil, et à l’inverse, des decrescendos et ritardandos pour calmer… Décrire les caractéristiques de ce « parler bébé » avec des termes musicaux rappelle à quel point, l’adulte, instinctivement, donne autant d’importance au ton de la voix qu’aux mots. «Il gagatise !», dit souvent avec ironie l’entourage, qui rappelle à l’adulte l’aspect un peu ridicule de sa situation, comme si ces aspects régressifs et fusionnels pour parler au bébé étaient de l’ordre d’une intimité, et donc gênants en collectivité. 

Pourtant, on mesure aujourd’hui l’importance de ces communications préverbales entre la mère (ou son substitut) et l’enfant. Voici ce qu’en dit Marie-France Castarède dans son livre, « La voix et ses sortilèges » : « Au-delà des mots, la mère dit à l’enfant qu’elle est bien avec lui et qu’elle prend plaisir avec lui à l’échange. L’enfant, lui, incorpore les sonorités verbales du langage de la mère. En les reproduisant tout seul, il pourra recréer quelque chose de la mère. En vocalisant avec elle, il va découvrir le plaisir de la fusion et la séparation dans leurs voix qui s’accordent à l’unisson et se séparent (base de la construction et du plaisir musical). La voix du bébé, en interaction avec la voix de la mère, s’enrichit de tout un poids émotionnel. La mère, plus que d’enseigner la langue, tente de communiquer. A travers la communication infra verbale qui passe aussi par les regards, les mimiques, les gestes, les postures, l’enfant accède à la parole. Pour parvenir au langage, l’enfant doit être accueilli dans sa manière à lui de se dire et de communiquer, qui n’a rien à voir avec la langue parlée autour de lui. Il ne s’approprie la parole commune à tous que s’il a été d’abord reçu dans sa propre voix… C’est parce qu’il est accueilli dans un bain de langage, de voix, de musique, ou l’échange tient une place essentielle, que l’enfant y accède au langage et à la chanson… En fait, les vocalisations de l’enfant mènent vers deux issues distinctes qui se retrouvent transposées dans des domaines différents de la culture : la parole tout à la fois utilitaire, signalisatrice, abstraite, conduisant aux opérations logiques de la pensée d’une part ; d’autre part, l’expression des émotions et des états d’âme, qui va du premier chant spontané de l’enfant jusqu’aux plus hautes formes de la musique vocale. » (5) 

 

Les jeux de nourrice : un répertoire qui mêle le corps et les mots

 

Au milieu de tous ces échanges et babillages, très tôt, la chanson fait son apparition avec des comptines, des berceuses et des jeux de nourrice. Toutes les cultures du monde possèdent ce répertoire pour les très jeunes enfants. Ces formulettes sont très proches des jeux qui s’inventent spontanément dans la relation avec le tout-petit. Le corps, la voix, le regard et les mouvements du visage sont bien souvent mêlés. Pour le plus grand intérêt de l’enfant, les mots, la mélodie et les gestes qui s’y rapportent pourront se répéter de façon identique.

Essayons de comprendre leur succès.

La petite bête qui monte, qui monte… Cette formulette qui fait partie de la tradition porte bien son nom de « jeux de nourrice ». En effet, c’est avant tout un jeu de suspens où les doigts de l’adulte, au rythme de la parole, montent progressivement le long du bras de l’enfant pour finir par des chatouilles dans le cou et provoquer son rire. A cet instant-là, le mot « guili-guili » transforme le visage de l’adulte dans un rictus de rire. En répétant ce jeu à l’identique, l’adulte permet à l’enfant, non pas de l’apprendre pour le chanter, mais d’y participer activement. Ce dernier va pouvoir anticiper les chatouilles, offrir son bras à l’adulte ou vocaliser en écho sur le rythme des paroles. Chaque enfant aura sa manière à lui d’être en interaction, sa façon de redemander le jeu encore et encore. La répétition va lui permettre de s’approprier ce jeu de nourrice, d’anticiper le « guili-guili », et lui apprendre à attendre. Apprentissage extrêmement important et nécessaire, entre autres, à l’accès au langage et à la musique : la phrase musicale ne prend sa valeur qu’à la fin, tout comme dans la parole où le sens de la phrase n’apparaît qu’aux derniers mots. C’est dans la durée que le texte et la mélodie d’une chanson existent*. Avec cette comptine, le corps est une partition (un espace) sur lequel la chanson (une durée) se déroule. Ce trajet des doigts sur le corps concrétise la notion de temps qu’il rend visible. Par le toucher, l’enfant vit sur son corps une expérience spatio-temporelle. Des paroles, il ne reste aucune trace visible. En associant les mots au toucher, le corps devient mémoire de la voix. Chaque chanson est un tout, avec des qualités particulières et une cohérence qui font sa force et son indestructibilité. Certaines associent aux mouvements des mains le rythme des paroles, mettant en valeur le rapport entre le geste et la musique. Ainsi font les petites marionnettes, Meunier tu dors… La première joue à cacher et la deuxième à accélérer. Dans chacune de ces chansons, la dynamique du geste met en image l’intonation de la voix, prémice à la danse. Parallèlement le geste vient soutenir l’attention par le regard et, pour l’adulte, offrir du sens aux mots à travers le mime. 

Dans le jeu de nourrice Picoti picota, le doigt picore en rythme dans la main de l’enfant, associant plus particulièrement l’ouïe et le toucher… et puis s’en va… Chaque jeu de nourrice met en jeu de multiples aspects. Bateau sur l’eau est un jeu de balancement où le corps suit le rythme des paroles jusqu’à la chute finale. Cette chanson a deux parties. La première, câline, où les mots parlent de l’eau et riment avec bateau, sur une mélodie toute simple et répétitive, s’oppose à la deuxième qui est brutale : « tomber dans l’eau ! ». On peut se demander si, de façon très symbolique, cette chanson ne permet pas de « rejouer » la rupture de la naissance t les ambivalences liées à l’eau ? A travers l’histoire et les images racontée dans une chanson se rejouent, sans que nous en ayons toujours conscience, des émotions plus importantes qu’il n’y paraît… Et ces premières chansons offrent une forme artistique à des problématiques importantes de la vie. 

A tous ces petits jeux, on joue encore et encore, mais jamais exactement de la même façon. L’adulte n’hésite pas à prolonger une partie de la chanson plutôt qu’une autre en fonction des réactions de l’enfant. Il cherche à surprendre, à créer du suspens et des retrouvailles. Il y a du plaisir et de la peur. Daniel Marcelli, dans son livre « La Surprise-Chatouille de l’âme », explique comment, en surprenant son enfant, la mère fait défaut, et, en ne répondant pas à son attente du moment identique, elle transforme son besoin en désir, ouvrant une brèche qui est celle de l’altérité. (6) 

Au-delà de la compréhension des mots et d’une capacité à imaginer ce que raconte la chanson, l’imaginaire se construit dans l’expérience pluri-sensorielle, gardant la trace des mots et des voix qui se sont absentés. C’est à partir de toutes ces émotions faites de sensations que se fonde pour l’enfant le sens de ces premières chansons. Elles lui donnent la capacité de rêver, de créer son imaginaire. 

Les mots racontent une histoire, le corps la met en scène, le temps lui donne sa dramaturgie et la voix de l’autre l’inscrit dans une relation d’amour, qui est l’élément sans lequel cet instant n’aurait pas de sens.

 

Avec la berceuse, tout se joue dans la façon de chanter

 

Les berceuses, elles aussi, font partie des premières chansons. A la différence des jeux de nourrice, il n’y a plus rien à voir : plus de gestes qui racontent l’histoire, plus d’espace pour le jeu, il ne reste que des mots, une mélodie et son tempo. Plus que la chanson elle-même, c’est dans la façon de chanter que se joue la berceuse. Dans ce corps-à-corps à distance, l’adulte adapte son tonus au tonus de l’enfant, modifiant instinctivement le timbre de sa voix au fur et à mesure que le petit se détend. Et le chant signe la présence du corps de l’adulte, comme un fil accompagne l’enfant dans le sommeil. Les mots se perdent à son oreille et, progressivement, de la chanson, ne reste qu’une voix. Est-ce dans ces voix qui finissent murmurées ou détimbrées que s’inscrivent les origines de notre goût pour les mélodies et le chant du blues que l’homme a su créer dans toutes les langues du monde ? Les berceuses viennent-elles mettre en chanson cette nostalgie de la musique des paroles d’avant la naissance, pour reprendre les propos de Philippe Grimbert ? Ne sont-elles pas une première mise en forme de notre émotion face à ce souvenir dont aucun de nous ne peut dire ce qui lui en reste. 

 

Les chansons sont du son avant d’être du sens 

 

La chanson Picoti picota en est un bon exemple : au-delà du jeu des rimes, quelque chose de la sensorialité des mots et des sons, dans le choix des voyelles et des consonnes, rend cette comptine particulièrement réussie. Les consonnes « p, c, t, d » dans la phrase « qui picotait du pain dur » évoquent le bec de la poule qui picore et la consistance du pain dur !(7) Ecoutez alors le son de votre doigt, tapotant la paume de la main au rythme des syllabes pour entendre sa similitude avec le son des consonnes employées ! 

Les chansons pour adultes gardent la trace de ce jeu sensoriel : ritournelles de chansons traditionnelles (Laridondaine), chansons de la variété actuelle (Mélissa, a javanaise..). Ce sont des mots pour rien, des mots plaisirs de bouche, des mots dont le seul intérêt n’est pas la compréhension visible. Pour l’enfant, le sens des mots s’appuie autant sur le son que dans la signification des paroles. En tant qu’adultes, nous retenons surtout le sens du texte. L’enfant, quant à lui retient, certaines chansons bien avant de les comprendre, et ce n’est que bien plus tard qu’il en saisira le sens. Que signifie pour l’enfant du XXIe siècle : « ta plume, ma chandelle est morte ou pour l’amour de Dieu » d’Au clair de la lune ? Pourtant, de nombreux enfants la chantent suffisamment bien pour qu’on en reconnaisse la mélodie, le rythme ou le son des mots, même si le tout est assez approximatif (ce qui nous fait dire, parfois, que les enfants savent chanter avant de parler). Et ils ne nous demandent aucune explication de texte… 

Parfois les mots prennent sens par rapport à une histoire particulière. Généralement, celui qui chante ignore ce qui fera écho pour l’enfant ou le groupe d’enfant auquel il s’adresse. Ainsi, une jeune femme me racontait que dans la chanson A la volette, la phrase « a pris sa volée » avait pour elle une signification très différente de celle que l’adulte y mettait à travers son intonation : cette phrase faisait trop souvent partie de son quotidien ! Et comment ne pas entendre cette façon qu’ont les enfants de nommer une chanson comme une formidable capacité de s’approprier les chansons. « Chante-moi la chanson Maison », réclamait un petit garçon à l’hôpital parlant de la chanson La famille tortue qui débute par : « jamais-on a vu » (ja-maison-navu). Pour ma part, je garde un souvenir émerveillé d’une chanson de Noël avec ses « mille anges divins mille séraphins volent t’alentour de ce grand dieu d’amour », qui en un seul mot-phrase évoquait avec mystère toute la magie de cette fête.

« Il y a dans le chant une force qui contrarie le langage « tel qu’on le parle », c’est-à-dire quand on veut obtenir le meilleur rendement de communication. Loin d’être un inconvénient, cette entrave est facteur de délectation dans la découverte… Depuis toujours le chant, loin de faciliter la communication, sert plutôt de détour nécessaire… Le chant doit maintenir le sens véhiculé et lui faire subir une diffraction, une métamorphose essentielle et une transposition dans une bouche sacrée qui, paradoxalement, parle plus et d’ailleurs. »(1) La chanson ménage un écart, une distanciation, qui laisse une place à l’imaginaire de chacun. C’est dans cet espace qu’une appropriation est possible, elle prend forme dans notre capacité à créer pour nous-mêmes, à travers le cadre précis de la chanson, une mise en forme de nos émotions passées et des traces indicibles qu’elles ont laissées dans nos entrailles. La chanson nous permet de les vivre sans danger, dans un autre temps. C’est là, sans doute, la force d’un langage artistique. 

C’est pourquoi il n’y a pas de chanson « pour », pour aborder tel ou tel sujet, pour accompagner à point nommé tel ou tel moment, mais plutôt celle dont l’enfant s’empare et qui l’intéresse (pour des raisons très diverses). Nous connaissons tous cet étonnement devant le refrain qui nous revient en mémoire sans raison, ce bout de chanson saisi au vol dans notre paysage sonore, sans même avoir eu conscience de l’avoir écoutée… Preuve qu’à tout âge, nous avons besoin de chanson ! Inversement nous pouvons avoir une intuition de la chanson dont l’enfant à besoin.

 

L’enfant s’approprie un répertoire qu’à son heure il chantera

 

L’acquisition du chant est longue à se mettre en place et se nourrit de tout ce que nous avons évoqué précédemment. A force de les entendre, les chansons imprègnent la mémoire, et l’enfant s’approprie un répertoire qu’à son heure il chantera. Dans cet apprentissage, certaines étapes peuvent être repérées. Que sa participation soit simultanée ou différée, c’est vers 1 an, à travers un geste de la main, un mouvement du corps, le rythme d’une vocalise, ou un bout de mélodie, que l’enfant montre des signes d’appropriation et donc d’apprentissage. Le petit geste de la main en écho à Ainsi font les marionnettes ou sa participation vocale qu’une oreille attentive reconnaîtra dans l’ « a-a-a » au même rythme que « ainsi font », sont les premiers pas de l’enfant dans la chanson et, comme tel, extrêmement valorisés par l’adulte qui saura les repérer. « A-o-a-o », chante pour lui-même l’enfant qui se balance, reprenant l’intervalle mélodique de Bateau sur l’eau.

Un peu plus grand, l’enfant connaît des bouts de chanson, les rimes de fin de phrase, le refrain qui ne veut rien dire. Il nomme sa chanson en citant ce qu’il y a retenu d’intéressant pour lui-même. 

Trois ans, c’est l’entrée dans la voie royale du langage et de la chanson. Les deux se mêlent dans un jeu propre à cet âge où l’enfant invente ses chansons. Le déroulement peut paraître incongru. Certains motifs se répètent sans cesse. On y trouve souvent des emprunts à des chansons connues. On y entend dans la voix toute une gamme d’états qui vont de l’auto-bercement à la jouissance dans la puissance vocale. Murmure ou chant à tue-tête, on est toujours heureux d’entendre ces enfants, comme si ce formidable travail de création à travers la voix, le langage et la mélodie (les trois composants de la chanson) avait quelque chose de rassurant. Certains enfants savent déjà relativement bien chanter vers 2 ans, pour d’autres, la maîtrise de la mélodie n’apparaîtra que vers 6 ans.

 

Chanter pour, chanter avec

 

Sa chanson, l’adulte l’adresse à l’enfant. Sa disponibilité lui permet d’interpréter la chanson en fonction de ce qui se vit dans sa relation avec lui. De sa capacité à passer dans les différents registres que sont le ludique, l’émotion esthétique, ou l’accompagnement d’apprentissage pour l’enfant, dépend la qualité de cet instant artistique. Le lien qu’entretient le chanteur ou la chanteuse avec sa chanson est essentiel dans cet échange. 

C’est dans cette rencontre que se transmet le désir de chanter et on sait bien qu’il n’est pas nécessaire d’avoir une belle voix ni de grandes compétences musicales. 

L’enfant chante rarement en même temps que nous, mais plutôt dans un autre temps, tout en jouant, en s’endormant ou en tournant comme une toupie…‑Mais nous connaissons tous ces moments où, pour lui permettre de chanter avec nous, nous ralentissons exagérément, accompagnant ainsi ses premiers pas dans la chanson. 

Si l’adulte ne chante que dans le but de faire chanter l’enfant, il ne laisse aucun temps pour le rêve et l’appropriation. Il lui demande de faire la preuve de ses compétences vocales, de mémoire et de compréhension. L’enfant est jugé sur des capacités mentales et physiques, quand ce qui est mis en jeu est de l’ordre de l’intimité, de l’émotion et de la gratuité. Ce jugement nous poursuit bien souvent… Il y a les doués et les pas doués ! 

Bien que la chanson nous accompagne tout au long de notre vie, c’est avec plus ou moins de facilité qu’on s’autorise à chanter. Pour beaucoup d’entre nous, c’est lorsque la voix est masquée par le bruit de la douche, de l’aspirateur ou du moteur de sa voiture que l’on prend le plus de plaisir. C’est encore dans sa voiture, assis côte à côte et sans se regarder, qu’on ose le plus chanter à plusieurs. Car la chanson est du côté des émotions, de l’expression des états d’âme. La voix qui en est le support les projette à l’extérieur de notre corps et les fait entendre, dévoilant en quelque sorte, l’invisible histoire de notre sensibilité. Dès lors, on peut comprendre la pudeur liée au fait de chanter, et cela dès le plus jeune âge. La chanson ne peut se partager que d’un commun accord au risque d’être impudique ou intrusive. Il n’est pas facile de chanter dans un cadre qui n’est pas défini socialement pour ça. Mais si le désir de chanter est commun, les relations entre les personnes qui auront partagé ce moment s’en trouveront modifiées.

Agnès Chaumié, musicienne
Formatrice, créatrice de nombreux disques et spectacles, Enfance et Musique

(1) LA VOIX : ENTRE CORPS ET LANGAGE
Guy Rosolato – Revue française de psychanalyse – I- 1974
(2) LES CHAMPS DE LA VOIX
Editorial de Jean-Pierre Klein – Revue Art et Thérapie – n°68/69 – Décembre 1999
(3) LE GUIDE DE LA VOIX
Yves Ormezzano – Editions Odile Jacob – 2000
(4) LA PSYCHANALYSE DE LA CHANSON  Philippe Grimbert
Les belles lettres / Archimbaud – Collection « L’inconscient à l’œuvre » – 1996
(5) LA VOIX ET SES SORTILÈGES – Marie-France Castarède
Ed. Les Belles Lettres – Collection confluents psychanalytiques – 1989
(6) La Surprise‑-‑Chatouille de l’âme
Daniel MARCELLI – Albin Michel – 2000
(7) TOUTES LES COMPTINES SONT-ELLES BELLES ?
Michèle Moreau – in Revue Spirales n°45 1, 2, 3… comptines – Collection Mille et un bébés

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