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Une artiste à la crèche… Mais pourquoi ?

Nicole Fellous, artiste peintre et sculpteur, a animé des ateliers d’arts plastiques avec des enfants de moins de quatre ans. Jeanne-Marie Pubellier, psychologue de la petite enfance qui travaille depuis de nombreuses années sur les contes, lui a demandé pour Enfance et Musique ce qui l’a poussée à quitter ainsi son atelier pour aller à la rencontre des tout-petits.

 

Jeanne-Marie Pubellier : Beaucoup d’artistes affirment que la solitude et le silence sont nécessaires à leur travail. Toi, tu as fait un autre choix, qui est d’aller vers les autres et c’est ton œuvre elle-même que tu assumes autrement. Peux-tu nous donner ta conception de l’artiste, du rôle que tu lui vois dans la société, et nous raconter le cheminement qui t’a amenée à travailler de cette façon ?

Nicole Fellous : Attention, je travaille aussi bien sûr et solitairement dans mon atelier, mais ce qui a changé dans ma démarche, c’est que cela ne me suffit plus.

J’ai fait une formation de sculpteur et de peintre à l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs à Paris. À l’époque, mon but était d’exister en tant qu’artiste, d’être visible, repérable sur le marché de l’art, dans les galeries, les salons, et  de pouvoir en vivre. Mais à un moment donné de ma vie, suite à certaines rencontres, comme celle de Lygya Clark, une artiste brésilienne, j’ai été amenée à remettre complètement en question mon rapport à l’objet dans la démarche créative, je me suis interrogée sur ce que je faisais : quelle était la nature des objets que je créais, pourquoi je les donnais à voir, quel était le sens de mon travail, puisqu’il n’y avait pas de rencontre directe avec le public.

On discutait beaucoup de ces questions alors, c’était dans les années 1968-1970. On ne voulait plus travailler chacun dans son coin, on n’avait plus envie de rester seul dans son atelier, et on ressentait le besoin d’aller dans d’autres lieux, d’aller vers les autres, vers les gens.

 

JMP : Mais avais-tu, alors, une idée précise de ce que tu voulais faire avec eux ?

NF : Non, j’emportais ma question : qu’est-ce que c’est justement que d’être un artiste dans la société, quel est son rôle ? Pour moi, c’est plutôt une façon d’être, de percevoir les choses, de regarder le monde et d’en parler à ma façon. Les artistes ont un rapport spécial avec la matière. Et l’art c’est d’abord la matière, celle avec laquelle, moi, je vais interpeller la couleur, la forme, le volume, l’espace… C’est donc quelque chose qui va mettre en jeu le sensoriel, la vue, le toucher, et provoquer des sensations qui suscitent des émotions profondes.

 

JMP : Est-ce que tu pourrais préciser un peu cette approche ?

NF : Ma méthode de recherche consiste, à partir de quelque chose qui me parle dans le monde réel, par exemple un paysage ou un visage, à m’en saisir, me l’approprier,  pour le reformuler dans le choix d’une matière. Mais pour cela il me faut d’abord le mettre à distance, le « déconstruire » en quelque sorte, avant d’entamer des reconstructions successives. Le résultat, alors, m’est inconnu ; il apparaîtra, in fine, et il arrive souvent qu’il me surprenne.

 

JMP :  C’est ce qui t’a incitée à commencer avec les tout-petits, c’est-à-dire avec les moins de trois ans  ?

NF : Pas tout de suite. Quand je te disais que j’ai eu envie de travailler avec les autres, je n’ai pas pensé d’abord aux enfants. Mais, peu à peu, le sens de mon travail m’est apparu comme la nécessité d’aider à susciter l’éveil de la créativité en chacun, de le « déverrouiller » en quelque sorte. C’est à ce moment-là qu’ « Enfance et Musique » m’a sollicitée pour faire découvrir aux adultes qui s’occupent de jeunes enfants, les formes, les matières, les couleurs. Mon intérêt pour la créativité du très jeune enfant et mon souci de la comprendre se sont révélés progressivement, parce que m’est apparu le lien existant  avec cette préoccupation chez l’adulte.

J’ai eu besoin de ce détour du travail avec l’enfant, et vice versa, ces expériences se nourrissant  mutuellement.

Or, en ce qui concerne les ateliers en crèche, susciter la créativité des enfants, c’est tout à fait autre chose que de leur proposer une activité manuelle… 

 

JMP : Alors parle-nous aussi un peu de ta démarche.

NF : La crèche, il se trouve que j’y suis arrivée sans hypothèse particulière. C’était une autre initiative d’Enfance et Musique, à la crèche du personnel du Centre Hospitalier Intercommunal de Créteil. Mon idée était d’explorer ce que peut être la créativité du jeune enfant, dans un moment d’activité organisée.

Mais, d’abord, je souhaitais  que le personnel de la crèche n’ait pas le sentiment d’être dans une expérimentation ; plutôt de participer à une rencontre, à un véritable échange. Et j’ai eu cette chance que l’équipe a très vite compris ma démarche et m’a fait confiance.

 

JMP : C’est-à-dire qu’elle a facilement adhéré à ton type de travail ? Je veux dire à un atelier dont l’enfant ne repartira pas avec un objet fini, quelque chose à montrer aux parents, quelque chose qui « justifie » en sorte ton passage, ce qui est souvent le souci des intervenants ?

NF : Oui, c’est vrai qu’avant de commencer ce type d’atelier, il faut d’abord rencontrer longuement les adultes. Parce qu’ils sont généralement dans la demande du faire, du faire-faire, et désirent, oui, avoir un beau résultat à montrer aux parents. Mais cet objet-là, à mon sens il est comme fermé, fini. Je veux dire qu’il va rester des années sur un meuble, ou dans un placard… Or moi, je pense que, dans la création du jeune enfant, l’important se situe beaucoup plus dans ce qu’il vit que dans le  résultat.

Les adultes sont témoins de mon intervention en tant qu’artiste, et  mon souhait est que leur regard puisse évoluer en fonction de ce qu’ils observent et de ce qu’ils ressentent. Ils acquièrent une nouvelle idée des demandes et des besoins des enfants en ce domaine : par exemple, l’enfant fait des « trouvailles » qui n’en sont que si l’adulte les voit pour les reconnaître, les faire exister. L’expérience construit le sujet, mais elle n’existe dans le psychisme de l’enfant que si l’adulte lui dit : « tu as fait quelque chose, je l’ai vu, ça existe donc ». J’irai jusqu’à dire que c’est cette présence attentive de l’adulte qui permet l’élaboration mentale chez l’enfant ; mais c’est vrai que pour cela il est nécessaire que l’adulte élabore sa façon de « voir »…

 

JMP : Là, tu rejoins le Winnicott de « Jeu et réalité », lorsqu’il  pointe la sécurisation qu’apporte cette présence dans l’acquisition progressive de l’autonomie !

NF : Oui, tout à fait. Lors des jeux libres, l’enfant expérimente, explore, assemble de la même façon ; ce qui importe, c’est ce regard « actif » de l’adulte, même s’il n’intervient pas autrement.

 

JMP : Tu es d’accord que nous sommes donc là dans une toute autre conception du rôle de l’artiste, ou tout au moins du concept de l’œuvre telle que la définit par exemple Levy-Strauss quand il dit  que  « la seule chose importante dans l’humanité ce sont les œuvres que laissent les hommes » ? Ou bien cette conception n’est-elle valable que dans le cadre des ateliers d’enfants ? 

NF : Je parle bien sûr de mon travail en crèche. Les enfants ont une capacité extraordinaire à être interpellés, et quand une chose les capte, ils sont totalement absorbés. Ma démarche consiste à leur donner l’occasion d’éprouver ces sensations, dont je parlais tout à l’heure, sensations qui sont source d’émois, et j’ai eu l’occasion de constater à quel point parfois, elles peuvent être intenses. Mon souci d’artiste est alors de les guider pour faire naître une forme de la matière originelle avec laquelle je les mets en présence.

Cette forme qui commence à naître sous leurs doigts les unit et les calme à la fois. Cet instant-là est une étape capitale et d’ailleurs le comportement de l’enfant change. Il commence à s’intéresser vraiment à cette matière et la regarde  différemment.

Il s’agit de privilégier la démarche créative, celle qui donne  forme à l’imaginaire.

La forme voulue, nommée, n’apparaît pas avant quatre ans, mais en  travaillant, je pourrais dire, plutôt en « tripotant » la matière qui lui est proposée, l’enfant, même s’il n’a pas d’intention précise,  crée une forme… mais de lui-même il ne met pas en forme. Le tout-petit s’arrête à cette manipulation.

 

JMP : Et comment évolue ton rôle à ce moment-là, concrètement, comment procèdes-tu pour créer ces conditions favorables ?           

NF : C’est là que j’interviens en tant qu’artiste,  avec ma sensibilité propre, mon mode d’expression, dans mon époque, et comme nous le disions plus haut, en premier lieu ma présence, parce que c’est cette présence, dans le cadre proposé, et à travers les consignes précises que je vais donner aux enfants, qui va permettre à l’éveil de se produire.

 

JMP : Peux-tu préciser encore. Quelles consignes, par exemple ?

NF : Et bien dans un premier temps, je propose. En fait, pour s’approprier l’objet, en l’occurrence la matière, l’enfant détourne la proposition, il déconstruit lui aussi, et reconstruit éventuellement autre chose. Mais de tout ce processus, il va rester des traces, et moi je dois respecter ces traces. L’adulte doit respecter ces traces… C’est très important parce que c’est ainsi que l’enfant crée : c’est en transformant la proposition de l’adulte qu’ il se réapproprie les choses. 

 

JMP : Aurais-tu un exemple à nous donner de cette réappropriation ?

NF : Oui, justement : un jour j’avais proposé aux enfants des grosses boules de papier, blanches à l’extérieur  et colorées à l’intérieur. Je pensais qu’ils ouvriraient ces boules comme de gros bonbons et seraient surpris d’y découvrir des couleurs. Or ils ont d’abord cherché des surprises à l’intérieur, en froissant les papiers et ils se sont mis aussitôt à les déchirer. 

 

JMP : Et tu as été « surprise », à ton tour, de leur réaction ?

NF : Attentive plutôt : Cette nouvelle activité a capté toute leur attention, ils se sont mis à déchirer avec une extrême jubilation et j’ai trouvé très intéressante cette façon qu’ils ont eu de laisser de côté ma proposition première pour en faire autre chose.

 

JMP : Tu ne l’as donc pas un seul instant  interprétée comme une déception ou une destruction ?

NF : Non, absolument pas, j’ai respecté ce détournement tout en me demandant ce que j’allais en faire, comment, à partir de cette donnée nouvelle, je pouvais arriver à ce que j’appelle la forme contenante.

En observant le sol ainsi jonché de déchirures colorées, j’ai proposé des petits balais à chaque enfant et cette activité de balayage a calmé le jeu…

 

JMP : Ce qui était sans doute nécessaire…

NF : Oui, car ce faisant, dans l’intense excitation que ce genre de jubilation provoque en lui, l’enfant court aussi le risque de se perdre, il se met en quelque sorte en danger de débordement. C’est pour cela qu’il doit y avoir un cadre et que ce cadre doit être posé dès le début.

Mais par rapport à ta question sur le fait de savoir si j’aurais pu interpréter différemment le détournement de ma proposition, je dirais là que nous sommes passés ensemble, les enfants et moi, du « détruire » au « créer ».

 

JMP : Excuse-moi mais, à ce stade, tu emploies déjà le mot « créer » ? 

NF : Je te vois venir… mais je vais préciser justement : il y avait une chose importante qui se jouait à partir de ce moment-là oui, et qu’il me fallait saisir.

 

JMP : Donc… Retour aux petits balais…

NF : Voilà. Ce balayage a créé à son tour une montagne, et moi, poursuivant mon objectif de mise en forme, j’ai alors proposé un accrochage actif où chaque enfant pourrait suspendre les papiers entre des élastiques tendus sur le mur. Ils y ont tout de suite adhéré et le résultat a été une magnifique fresque de papiers colorés !

C’est ça que j’appelle des traces laissées par  l’exploration, et je crois qu’il est nécessaire qu’elles puissent être regardées par les membres de l’équipe, les parents même, et ensemble, avec l’enfant. C’est pour cela que j’ai travaillé sur le comment  regarder ces traces, les conserver au moins jusqu’à ce stade d’être vues. Et ici je redeviens créatrice à mon tour puisqu’il me faut trouver ce moyen de les mettre en forme !

 

JMP : Mais, ce faisant, tu n’interviens pas sur ces traces ? 

NF : Attention, il ne s’agit pas du tout de les arranger  pour les rendre plus présentables, dans le sens où cela signifierait les remanier, les reprendre en quelque manière que ce soit… il ne s’agit pas du tout de cela bien sûr !

 

JMP : Comment pourrait-on définir ce stade ?

NF : Le travail d’accrochage est un moment actif de l’expérience ; il s’agit toujours du comment présenter ces « choses », comment les « contenir » en formes. Ce sont des choses émouvantes par leur fragilité et leur aspect éphémère, où l’enfant s’est impliqué intensément. C’est cela qui est donné à voir. Et cet éphémère aura paradoxalement un  effet durable par le côté magique vécu dans l’instant du regard, du « vu ensemble » aussi bien  pour eux que pour moi-même.

 

JMP :  En t’écoutant, je pense au nombre de fois où l’enfant nous sollicite, nous harcelant parfois, en disant : « regarde »… Et où on lui répond de façon distraite. Là, il s’agit au contraire d’un moment où l’adulte se veut pleinement disponible pour ce partage ?

NF : Oui, il s’agit bien de cela ; c’est un instant où quelque chose d’invisible est touché, où quelque chose d’indicible bouge à l’intérieur. En tous cas, mon expérience me le confirme chaque fois davantage.

 

JMP : C’est peut-être là que se situeraient les  prémices de la sensibilité artistique que l’on cherche à éveiller, dans cette émotion traduite et exprimée ?

NF : Je dirais plutôt de la sensibilité au monde. Ce n’est pas une recherche de l’ordre de l’esthétique, ce ne sont pas des traces « esthétiques », pas encore ; l’enfant est au stade de la découverte, de l’exploration de la matière. Or il y a des matières absorbantes, calmantes ou  excitantes, auxquelles l’enfant va réagir  différemment.

 

JMP : On utilise d’ailleurs cette propriété dans certains types de thérapies…

Mais je voudrais revenir sur un aspect que nous avions commencé à évoquer tout à l’heure, à propos de la nécessité du cadre.

 NF : Oui, c’est vrai, je disais que pour créer il faut un cadre, et de l’ordre aussi dans l’organisation de l’activité. C’est comme ça que l’on évite de se mettre en danger. 

 

JMP : C’est le côté sécurisant des contraintes ; mais  puisque nous parlions de la forme, je me souviens t’avoir entendue dire — et cette formule m’avait frappée — que « la forme tout à la fois contient et contraint ».

NF : Oui, la forme en elle-même est porteuse de contraintes, puisqu’il faut la faire advenir, et elle constitue déjà un premier garde-fou par rapport à la force de l’émoi.

 

JMP : Mais je pense que tu ajoutes d’autres consignes ?

NF : Bien sûr, et ces consignes sont précises : j’ai imaginé des rituels d’entrée et de sortie de l’activité créative. De plus, cela introduit aussi le repère du temps puisqu’il y a un avant et un après l’activité.

 

JMP : Donc, que proposes-tu aux enfants ? 

NF : Mes propositions sont toujours d’ordre sensoriel, donc avec des choses senties, touchées, avec l’espace, le bruit, l’oreille, le goût. Suite à mon cheminement personnel, je me suis débarrassée de toutes mes idées reçues sur le « comment on fait travailler les enfants ». D’où mon besoin, avant de commencer un atelier, de me présenter, d’expliquer mon projet aux équipes qui m’accueillent. Expliquer que je ne viens pas en ce lieu pour faire moi-même une œuvre d’art, mais pour donner à voir, à sentir…

C’est pour cela que je disais qu’il est nécessaire que je me sente mêlée à l’équipe et qu’on m’accepte avec ce que je propose, sans quoi je ne pourrais pas travailler. Parce que ce que je fais déconcerte en général, et que je ne veux pas être vécue comme la personne toute puissante : moi, l’artiste, devant les membres de cette équipe. Tout le monde doit faire partie du projet.

 

JMP : Et comment cela se passe-t-il lorsque qu’il s’agit des parents ?

NF : Si des parents me demandent ce que je vais faire avec leur enfant, j’évacue aussitôt le verbe « apprendre » et je le remplace par « observer ». Je leur dis que j’élabore à partir de ce qu’il me donne à voir dans le cadre donné. Il faut regarder, et se débarrasser de tout ce que l’on a comme idée reçue sur le « comment » on fait travailler  des enfants.

Donc, je dis bien aux parents, lorsqu’ils m’amènent un enfant pour un atelier (et là je sors de l’espace crèche) : « Si vous inscrivez votre enfant ici, sachez que je ne réponds pas à des demandes d’apprentissage, il y a d’autres lieux pour cela. Il faut accepter ma façon de travailler : ici, l’enfant est dans la même situation que l’artiste ; il est devant la matière, et il expérimente » (en fait, tous deux sont des expérimentateurs…).

Les productions seront présentées aux parents lors de l’exposition qui ponctue les travaux faits en atelier ; sous la même « mise en regard » que pour la fresque  en crèche.

De même, à la fin de chaque expérience, il est important qu’il y ait des moments de rencontre, des bilans où l’on se parle. 

Chaque fois que j’ai pu organiser les choses de cette façon, cela a été une expérience réussie, en ce sens que chacun a pu se la réapproprier.

 

JMP : Et donc accepter de repartir en  faisant le deuil de l’objet, du bel objet que l’on emporte, ainsi que tu l’expliquais au tout début de notre entretien… et pourtant, pour certains enfants ou parents, cela ne doit pas toujours être facile ?

NF : Non, mais c’est alors que l’on se pose la question de ce travail réalisé avec moi : quel est son sens, qu’est-ce qu’on a fait, qu’est-ce qu’on en fait ?

D’ailleurs je demande toujours à l’enfant s’il veut garder son travail, mais je lui pose la question aussi : « qu’est-ce que tu veux en faire ? » 

C’est dans ces moments de dialogue qu’on se rend compte éventuellement de la richesse de ce qu’on a vécu.

 

JMP : … et de la  prééminence du vécu sur le résultat…

De toutes façons, j’ai souvent remarqué que certains enfants refusaient cet objet, que ce soit un dessin ou autre chose ; soit qu’ils ne s’en trouvent pas satisfaits, soit, peut-être, qu’ils ne veulent pas le conserver, ou le montrer, et que le valoriser de façon délibérée comme on le fait parfois les troublait plus qu’autre chose.

NF : Voilà. Et si tout le monde est d’accord, je n’aurai pas perdu mon temps ; les petites traces de ces instants forts nourriront peut-être le travail des adultes et feront changer certains comportements. C’est un autre aspect de mon intervention. On m’a signalé parfois des retombées positives. Je pense au témoignage de Malika, l’éducatrice de la crèche de l’hôpital de Créteil qui a observé que les séances en atelier pouvaient également faciliter l’intégration d’un enfant lors d’un changement de section.

 

JMP : C’est un témoignage que j’aimerais que tu rapportes.

NF : Il s’agissait d’une petite fille, Chloé, qui était la plus jeune du groupe participant à l’atelier. Lors des deux premières séances, elle était restée en retrait, assise sur les genoux de l’auxiliaire référente. Puis, petit à petit, elle en a doucement glissé pour venir s’installer avec les autres, autour de la table commune. Elle a accepté de partager l’activité des autres enfants lorsqu’elle s’est sentie suffisamment en sécurité, et c’est comme ça qu’elle  s’est intégrée.

Mais le plus remarquable, c’est qu’elle a décidé d’organiser des rituels de fin de séances, en raccompagnant ensuite elle-même chaque enfant dans sa section. Aujourd’hui elle a intégré pleinement son nouvel espace de vie avec les enfants de dix-huit à vingt quatre mois, et l’éducatrice me disait que ce temps partagé de quelques heures autour de la matière a été beaucoup plus déterminant pour son intégration dans ce nouveau groupe que tout ce que faisait l’équipe habituellement.

 

JMP : Sans doute. Ce serait une piste à creuser, mais il ne faudrait pas en faire non plus une sorte de recette.

NF : Ah non,  certainement pas ! 

 

JMP : Mais à ce stade, et pour récapituler ta démarche, est-ce que nous pourrions dire qu’elle va de l’imaginaire sollicité, à l’imaginaire contrôlé ?

NF : Oui, contrôlé pour se protéger : quand je disais que le  débordement peut mettre en danger, cela induit que je dois gérer l’émotion, l’excitation, et la contenir pour permettre de lui donner forme ; et puis je dois me contrôler moi aussi. Cela aussi est nécessaire. Il ne me faut pas oublier que je suis là en tant qu’artiste, je ne suis  pas thérapeute !

 

JMP : Justement, si tu le veux bien, j’aimerais que l’on approfondisse un peu cette notion. Parce qu’il s’agit d’un aspect qui me concerne aussi, et auquel j’ai été souvent confrontée lors d’ateliers avec des adultes ou de stages sur le conte ou à propos d’illustrations d’albums pour les petits. Il faut parfois gérer des réactions très vives, on sent le risque de débordement à propos d’une image, une parole, une situation dans une histoire qui a soudain touché très profondément quelqu’un et que son émotion le submerge,  concernant  alors violemment tout le groupe.

Pour moi, bien que clinicienne de formation, je ne suis pas là non plus au cours de ces stages en tant que thérapeute. Je pense que  là nous devons pouvoir nous situer le plus clairement possible dès le départ, afin de rester dans le cadre d’une formation ou d’un atelier d’éveil. Car il est fréquent que l’on sente très vite émerger une demande de la part des participants. Demande qui déborderait évidemment ce cadre, et qui, si elle s’exprime ouvertement, devra  se reporter ailleurs.

Mais il reste que c’est dans ces occasions-là que l’on saisit vraiment la force de l’image et de l’imaginaire qui nous habite. C’est bien la même question que tu posais à l’instant: qu’en faisons-nous ici, dans ce lieu-là,  avec ces adultes ou ces  enfants là, comment allons nous la rendre vivante et créative…

C’est intéressant que nous nous rencontrions sur ce point, à savoir que c’est bien le contrôle de l’imaginaire qui permet à la créativité de se manifester, ici par la parole ou l’écriture, et là par l’exploration de la matière, sans trop se fixer sur l’objectif « résultat » !

NF : Il est bien présent, pourtant le résultat… mais il est différent. Mon espoir est qu’on le percevra par la suite. Et tant mieux si j’ai déclenché quelque chose qui va se permettre de naître. 

 

JMP : Ah, Nicole, j’aime beaucoup cette formulation, et j’y adhère tout à fait ! Je crois qu’elle définit très bien ce que nous essayons de faire.

Une dernière question, peut-être trop personnelle, mais dans ton propre travail d’artiste, est-ce que tu fais le même choix ?

NF : Je peux tout à fait répondre ! J’ai été très fortement interpellée par « l’Art éphémère », mouvement qui participe à des recherches contemporaines. J’ai eu la chance de rencontrer et de travailler avec des gens de cette obédience, qui voulaient dépasser la notion d’objet esthétique pour aller vers la proposition, l’ouverture à l’espace, à la profondeur, voire au vide nécessaire pour se trouver… et surtout sortir du cadre, des recettes, de la notion d’œuvre achevée. L’artiste est quelqu’un qui ne peut pas vivre s’il n’est pas en mouvement. Il s’élabore en permanence, ce qui implique que, comme l’enfant, il est un peu hors du temps. C’est d’ailleurs l’un des points qu’il a en commun avec les petits enfants. C’est aussi là qu’ils se rencontrent. Et ces expériences auprès des enfants m’apportent énormément sur le plan personnel. 

De retour dans mon atelier, je m’en rends très bien compte, c’est un enrichissement qui  me traverse et nourrit par la suite l’ensemble de mon travail. 

 

Interview originale de Nicole Fellous
par Jeanne Marie Pubellier
Enfance et Musique – mars 2004

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