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L’espace culturel et l’imaginaire du jeune enfant

Nous nous trouvons actuellement dans une société qui est intéressante au niveau de la relation établie avec les enfants et les bébés. C’est une relation vivante, créative. Lorsqu’une société s’interroge de cette façon, cela signifie qu’elle est en crise mais c’est une crise qui a aussi des effets intéressants.

Nous pourrions parler d’un certain nombre d’expériences avec des objets culturels divers qui sont offerts à des bébés. C’est une relation qui s’établit avec le patrimoine culturel de notre humanité, de notre société. Le nombre d’initiatives amène à un moment donné à trouver un ensemble d’idées, de dénominateurs avec lesquels on pourrait réfléchir pour essayer de mieux travailler dans cette direction.

Je n’ai personnellement pas la prétention d’ouvrir un espace théorique sur cette question mais simplement d’inviter à la réflexion sur un certain nombre de points. Il s’agit en particulier du problème de la place et du développement de la créativité chez le jeune enfant ainsi que de la notion de nidation culturelle. Je tiens beaucoup à cette notion car c’est à partir de là que l’on peut se poser le problème de ce qui est encore à l’œuvre dans la ségrégation des enfants et notamment des jeunes enfants ; je pense plus particulièrement à ceux qui sont exclus des espaces leur permettant d’établir des rapports vivants avec des objets culturels.

Ces questions sont également très actuelles car nous sommes dans une période d’affirmation des droits de l’enfant et de réflexion sur l’Europe et sur le devenir de notre pays. C’est une bonne démarche, pour essayer d’avancer, que de s’interroger sur l’établissement du rapport interactif des jeunes enfants de ces vieux pays avec la culture.

J’y pense d’autant plus que nous sommes dans une société où les enfants subissent des pressions très importantes au niveau de l’école, de la vie quotidienne, au regard des perspectives économiques, de la compétitivité, à partir d’un phénomène que Françoise Dolto appelait « la double aliénation de l’enfant » : un peu coincé entre la maison et l’école, avec peu d’espace pour pouvoir s’ouvrir en dehors de ces deux lieux de convention. Ce sont les pressions extérieures, les pressions du monde qui s’exercent sur les enfants.

Par ailleurs, sur les enfants et sur leur vie s’exercent également des pressions internes, des pressions qui viennent de leur développement psychique. Nous nous trouvons dans une période particulière où la question peut être posée parce qu’il me semble que notre société est adolescente à de nombreux points de vue et nous sommes dans une situation où beaucoup d’enfants sont mal protégés des risques de débordement de leurs propres pulsions. Il s’exerce donc une pression qui mérite qu’on la prenne en compte et qu’on réfléchisse à la manière de mieux protéger les enfants.

J’ouvre mes propos par cette réflexion parce que je voudrais rapidement en arriver à dire qu’il existe un autre espace que celui dans lequel s’exercent les pressions externes (l’espace du monde extérieur, la réalité) et celui de l’espace intérieur où les pulsions font également pression. Il existe un autre espace qui se met en place très tôt dans le développement de l’enfant et sur lequel un grand auteur anglais a beaucoup travaillé ; il a appelé cela « l’espace potentiel » : celui du jeu, de l’imaginaire et de la créativité. C’est un peu dans le cadre de cet espace-là qui assure à l’enfant une liberté et une détente par rapport à cette double pression qui s’exerce sur lui que je voudrais situer l’interrogation que je vais poursuivre.

 

La créativité, une capacité à rêver, jouer, imaginer… à être créateur

 

Je me situe donc à l’interface entre un aspect du développement psychique de l’enfant et des remarques d’ordre sociologique. Le premier aspect, c’est le développement de la créativité. Lorsqu’on parle de la créativité, pour la rendre accessible à l’ensemble de la population et notamment à l’ensemble des enfants, il faut se démarquer de la manière dont on en parle parfois, ne pas enfermer cette notion dans le seul champ des œuvres d’art. Il faut avoir beaucoup plus de modestie car la créativité dans la vie quotidienne est une dimension spécifique de l’existence humaine ; c’est ce qui permet en fait un libre jeu d’interactions entre un être humain et le patrimoine culturel. C’est cet ensemble d’interactions qui autorise un enfant à grandir, à développer son autonomie. Cette question de la liberté des interactions d’un individu, d’un enfant avec le patrimoine culturel est, à mon avis, tout à fait importante. Je parle d’interactions, c’est-à-dire qu’il n’est pas seulement question de recevoir, de s’approprier, d’intérioriser le patrimoine culturel, il s’agit aussi de se sentir autorisé à être acteur d’un patrimoine culturel.

À ce sujet, je pense que le lecteur de manière générale est un acteur de quelque chose. Je considère que le véritable écrivain d’un livre ou d’un conte n’est pas celui qui l’a écrit la première fois, mais celui qui le reprend et qui invente à nouveau le conte. Il y a là un véritable travail de création.

La possibilité d’être créateur, d’être en interaction avec le patrimoine culturel, est une des conditions pour que ce rapport soit un rapport de liberté.

On sait à peu près ce qu’est l’intelligence, même s’il est difficile d’en parler parce que cette notion a été utilisée de nombreuses fois, récupérée, galvaudée. Les facultés d’un enfant dépendent beaucoup plus de l’indice de liberté accordée à la mise en œuvre de ses interactions avec le patrimoine et les objets culturels, que de l’évaluation de ce qu’il reçoit à travers ses neurones, sa génétique, son équipement biologique.

Il y a là une conception de l’homme et de la vie qu’il faut essayer de défendre et qui me paraît incontournable lorsqu’on pose les problèmes de l’accès des jeunes enfants aux objets culturels.

Mon expérience personnelle a été mise très longtemps au service d’enfants présentant de très grandes difficultés, d’enfants qui ont du mal à naître au-delà de leur naissance biologique. Ces enfants que l’on appelle « psychotiques » ou « autistiques » m’ont aussi beaucoup appris et d’ailleurs tous les enfants nous apprennent beaucoup… lorsqu’on les écoute, bien entendu ! J’en suis arrivé à être convaincu que l’espace créatif offert à ces enfants-là est une condition de leur progrès, de leur évolution et parfois de leur guérison. Cet espace créatif dépend essentiellement de leur propre capacité de rêver, de jouer, d’imaginer et d’être créateur. Il y a là une relation qui nous renvoie toujours à nous-mêmes – lorsque nous sommes impliqués dans un travail de cet ordre avec les enfants – et qui met véritablement en jeu notre aptitude à la rêverie et à la production d’imaginaire.

Précédemment on parlait de la nécessité, pour que tout se déroule bien, de pouvoir mettre en jeu notre propre désir. Je crois tout à fait à cela et, finalement, mettre en jeu, mettre en scène, c’est être capable de rêver, d’imaginer. Cette capacité est indispensable pour accueillir l’enfant dans un espace qui serait celui de son rapport avec l’espace culturel.

Au-delà des enfants dont j’ai parlé et dont je m’occupe personnellement, tous les enfants que j’ai pu connaître – les miens mais aussi ceux que j’ai pu rencontrer à bien des titres – m’ont aussi convaincu que cette règle était la même pour eux. C’est-à-dire qu’à défaut de ma propre disponibilité à la rêverie, de mon aptitude à imaginer, à être créateur moi-même et à désirer l’être, il y a beaucoup de difficultés pour un enfant à entrer dans un espace qui lui soit accessible et dans lequel il puisse également devenir créateur.

 

À l’origine  de la créativité, l’expérience de l’illusion

 

Il importe de parler des origines de cet espace, de cette capacité de l’enfant. Il faut que nous admettions que certes, nous sommes tous des produits de la biologie de nos parents, mais aussi, constitués essentiellement de leurs phantasmes, de leurs imaginaires créatifs et de ce qu’ils ont pu rêver pour nous.

À la naissance et aux premiers temps de la nidation, succède une période où s’établissent des interactions précoces entre la maman et son enfant, sachant que le papa peut également y participer. Il en résulte – lorsque les réactions des parents et des enfants s’accordent bien, comme on accorde des instruments de musique – une nouvelle unité, une nouvelle enveloppe qui permettra à l’enfant de se sentir contenu. Cette enveloppe se crée à partir des ces interventions précoces, que sont les échanges au niveau des jeux, des gestes, des regards, de la voix et des signes affectifs et émotionnels entre la mère et son enfant.

Dans un tel contexte où le regard et la parole de la mère et du père transmettent leur plaisir créateur et la confiance qu’il peuvent avoir en l’enfant, une expérience précoce prend une importance tout à fait particulière parce qu’elle fonde l’espace de la créativité de l’enfant. Il s’agit de l’expérience de l’illusion. Pour pouvoir développer cet espace de créativité, nous avons besoin d’accéder à l’idée que nous devons rentrer à un moment donné dans l’espace de l’illusion. Nous savons de l’espace de l’illusion qu’à un moment donné, il faudra admettre aussi que le travail de la désillusion doit être mis en œuvre pour que tout se passe bien.

Qu’est-ce que cette illusion ?

Cette illusion résulte de la façon dont la mère s’adapte de manière très accordée aux besoins de son enfant, par exemple, de la manière dont elle répond à son besoin de téter : dès que le besoin de l’enfant se manifeste, dès qu’il exprime la faim, sa mère le ressent, perçoit de manière extrêmement précoce et fine que ce besoin se met en œuvre chez l’enfant, et offre une réponse à ce besoin en donnant le sein ou le biberon.

Il s’agit d’une expérience singulière car se crée chez l’enfant le sentiment que l’irruption de la naissance de son désir a le pouvoir extraordinaire de créer l’objet qui va permettre de répondre à son désir. Il s’agit véritablement d’une situation magique. Nous sommes dans un espace d’illusion magique dès lors que, par le seul biais de notre désir, nous sommes capables de créer des choses qui vont répondre à ce désir. C’est ainsi que se met en place l’espace de l’illusion. Si l’on voulait davantage simplifier, cela reviendrait à dire que l’enfant ressent qu’il a le pouvoir de créer le sein. C’est une situation exceptionnelle qui aboutit à ce que le sein soit en quelque sorte sous le contrôle magique du bébé. Le sein lui appartient, il est son œuvre à proprement parler. Le bébé a le pouvoir de créer et de recréer le sein à partir de sa capacité d’aimer et de désirer. Cette capacité d’aimer et désirer est très à l’œuvre et nous devons être répondants de cette capacité.

 

Objets  transitionnels et espace culturel

 

L’illusion se place donc dans un espace, une aire neutre d’expérience. Elle correspond à un rapport magique entre deux partenaires. Les objets concernés par ce rapport d’illusion ont des caractères propres aux objets magiques c’est-à-dire qu’ils ne font partie ni du monde extérieur, ni du monde intérieur, mieux, ils se constituent dans un espace indépendant, un espace protégé des pressions de ces deux mondes. Ils sont analogues aux objets propres à l’activité créatrice, ils donnent une qualité spécifique à la condition humaine. Winnicott a montré que ces objets, qui se situent dans une relation magique avec le bébé, sont les précurseurs des objets culturels.

L’ensemble de ce qui a été appelé par Winnicott « les objets transitionnels », « les phénomènes transitionnels » correspond à ce que je viens de vous expliquer et se constitue en un espace de la vie psychique des individus qui est l’espace potentiel. Cet espace potentiel est l’espace de la créativité et de la culture qui n’est ni réalité intérieure, ni réalité extérieure mais qui a une véritable spécificité. C’est un lieu de détente, de repos et d’abandon pour l’enfant, en particulier par rapport à l’astreinte qu’il vit d’avoir à maintenir la réalité intérieure et la réalité extérieure. C’est un espace qui protège des contraintes et des frustrations trop inquiétantes de la réalité. On pourrait dire que c’est le seul espace véritablement libre, protégé, de la vie psychique de l’enfant.

C’est certes l’espace de l’illusion, mais c’est aussi l’espace du jeu, de la création artistique, de l’imaginaire du rêve et, au-delà, c’est à partir de cet espace que se développera le goût du travail scientifique, le sentiment religieux, et au-delà, la capacité de l’altérité, c’est-à-dire la capacité de ressentir que l’autre existe en tant que tel, et non comme un être que l’on peut s’approprier. Les objets de cet espace sont très souvent des objets symboliques. Par exemple, chez le tout petit enfant, le bout de couverture qu’il suce est symbolique de l’objet désiré, c’est-à-dire du sein. Pourtant, l’important n’est pas la valeur symbolique de l’objet, mais son existence affective pour que s’entretienne la construction de cet espace d’illusion, indispensable à la construction d’un être humain.

De cette façon on peut concevoir l’importance des premières conditions qui vont permettre à un bébé d’être reconnu, regardé, enveloppé par l’attention d’une mère et aussi par les signes de notre humanité. Ce sont ces signes qui fournissent des éléments à l’enfant dans son travail d’historien de sa propre vie. A mon avis, il s’agit du gros travail des enfants. Lorsqu’on réfléchit à ce qu’ils font, on pense souvent que leur travail est de grandir, de se développer, d’apprendre, etc. Je suis très frappé de la manière dont les très petits enfants font un travail considérable d’historiens de leur propre histoire. Tous les enfants, lorsqu’ils vont bien, puisent des instruments extrêmement précieux dans le monde des paroles et des signes qui les entourent.

À cet égard, il me semble que les non-dits, les paroles négligées, les paroles menties sont autant de failles qui peuvent venir porter atteinte, installer des brèches dans l’enveloppe de signes dont les enfants ont besoin pour finalement trouver, à un moment donné, une peau humaine qui leur permettra d’évoluer et d’être des êtres de communication et de création.

 

Les dangers d’une idéologie de l’utilitaire et de la rentabilité dans l’éducation…

 

Les espaces magiques de la création peuvent être mis en danger par la pression trop violente d’un discours et d’exigences utilitaires. C’est un véritable problème. Je rencontre beaucoup d’enfants qui viennent me voir pour des difficultés, des états de souffrance très divers – sachant que c’est également valable pour les adolescents – et je suis frappé que si fréquemment ces enfants me disent une parole qui témoigne d’une exigence et d’une pression telles que cela devient insupportable à un moment donné et peut entraîner de véritables révoltes installées très profondément. Il peut également s’agir de révoltes contre la représentation de grandir.

Par exemple, certains enfants me disent qu’on ne cesse de leur répéter : « mange suffisamment pour ne pas être malade ! Dors suffisamment pour ne pas être fatigué ! Couvre-toi pour ne pas avoir froid !… » En quelque sorte, il s’agit de dire : « Ne perd pas ton temps ! » C’est une sorte de loi qui s’exprime de cette façon. Il s’agit d’une loi très grave sur laquelle nous devons réfléchir un instant parce que cette parole, dès lors qu’elle est énoncée comme une exigence, comme une loi, est une parole qui témoigne directement d’une idéologie qui est celle de l’utilitaire et de la rentabilité.

Devons-nous continuer à élever nos enfants en prenant comme primat de l’éducation cette idéologie de l’utilitaire et de la rentabilité ? Devons-nous en faire un outil performant ?

Par ailleurs, ne pas perdre son temps est très grave au regard de ce que je viens de dire parce que, finalement, cela consiste à se priver de la culture de cet espace d’illusion, de la formation de l’imaginaire et de la créativité, indispensable pour devenir un être qui a toute sa place dans le monde.

Nous avons beaucoup à réfléchir sur une affaire qui concerne notre société et qui pourrait appeler une « révolution », quitte à utiliser des mots un peu violents. Après tout, on a parlé de révolution tout à l’heure et j’y ai été très sensible car je me demande si les révolutions modernes ne se trouvent pas aujourd’hui du côté des jeunes enfants. Nous nous trouvons en face de quelque chose qui s’apparente au massacre de la créativité chez les enfants et peut-être que les débats que nous avons, les batailles qui se livrent actuellement pour essayer de développer des espaces de créativité, sont des batailles révolutionnaires qui s’opposent au massacre de la créativité chez les enfants de notre société.

Tout cela se situe dans un monde où tend à dominer une pensée tout à fait contradictoire avec les pensées que nous essayons d’utiliser comme la pensée magique à travers les contes. Il s’agit d’une domination de la pensée opératoire centrée sur la rationalité la plus stricte, sur l’évaluation, la programmation. C’est en quelque sorte la pensée de l’ordinateur.

Nos enfants doivent-ils prendre modèle sur les ordinateurs ou bien devons-nous nous souvenir des images identificatoires d’un autre type qui leur permettent d’intégrer une dimension créative ? En effet, la pensée du jeu, de la fantaisie s’oppose à la pensée opératoire. Il s’agit d’une revendication moderne. Je suis très sensible à ce que j’entends lorsque je parle avec des enfants qui réclament dans leur famille, à l’école et dans tous les espaces sociaux où ils rencontrent les adultes, un peu plus de fantaisie, un peu plus de poésie quotidienne, plus de rêverie. Il y a là des manques très lourds. Je me demande souvent si les difficultés que nous rencontrons dans le domaine de l’adolescence ne sont pas parfois le résultat de manques prolongés de cet ordre : manque de fantaisie, de poésie, de rêverie…

 

… et d’une dilacération des enveloppes dont les enfants ont besoin  pour faire leur nid

 

J’ai dit précédemment que la maman sait s’adapter aux besoins de son enfant de manière à lui permettre de développer ce sentiment de puissance et de création à partir duquel va se constituer cet espace particulier qui est l’espace magique de l’illusion et de la créativité. Or, je travaille dans la banlieue parisienne et je suis frappé par le fait que dans certains milieux « démunis », des mamans, qui ont vécu elles-mêmes des histoires carencées et douloureuses, sont des mamans qui aiment leurs enfants et sont irréprochables sur ce plan-là mais qui ne parviennent pas à déchiffrer et à répondre aux besoins propres de leur enfant. Elles essayent d’assumer les besoins de leur enfant en partant de la lecture et de la perception de leurs propres besoins. Pour caricaturer, ce sont des mamans qui donneraient à manger à leur bébé lorsqu’elles ont faim elles-mêmes et qui feraient dormir leur enfant lorsqu’elles ont sommeil.

Nous devons donc réfléchir à ce que notre monde est en train de fabriquer, à la manière dont nous pouvons essayer de résoudre un certain nombre de grandes questions. J’en arrive à une réflexion sur les changements dans notre culture et sur les inégalités graves qui peuvent exister entre les enfants. Ce sont des inégalités qui se déchiffrent très tôt dans l’établissement de leurs rapports avec cette créativité, cet espace culturel.

Il est assez classique de dire que notre culture, notre sociologie a beaucoup changé ; nous avons vécu des changements très importants dans la communauté et notamment dans la structure familiale. Nous sommes très rapidement passés de la famille élargie à la famille nucléaire et il en résulte probablement des changements considérables pour les jeunes enfants. Il semble essentiellement avoir été retenu une sorte de micro-culture familiale qui concerne non seulement la famille mais aussi la communauté, le village, le clan, le réseau social dans lequel les êtres humains vivent. 

Je trouve qu’il y a là une sorte de dislocation d’un certain nombre de situations culturelles, micro-culturelles qui étaient particulièrement favorables à l’évolution des enfants et à leur capacité de se sentir accueillis dans un espace culturel. Si l’on ajoute à cela la perte des traces de l’histoire, la perte des signes fondateurs de l’inscription des enfants dans une histoire et dans une filiation, on aboutit à quelque chose que l’on pourrait considérer comme une dilacération des enveloppes et des tissus dont les enfants ont besoin pour se sentir enveloppés, accueillis, nidés, protégés, dans un espace culturel significatif et producteur de sens.

Dans les cultures familiales qui demeurent porteuses de ces signes, de ces échanges, il semble que les bébés sont plus facilement inclus même si on a affaire à un milieu relativement démuni sur le plan social et économique. Aujourd’hui, dans la famille nucléaire, le bébé a beau être devenu le centre du microcosme, il a beau être devenu un élément du paysage publicitaire, il n’y a pas d’« autour ». On a l’impression que quelque chose manque de la construction et de la mise à disposition du bébé d’un « autour », c’est-à-dire de quelque chose qui enveloppe, qui contienne et porte sens.

 

Il y a urgence à créer ou recréer des possibilités de nidation culturelle pour l’ensemble des enfants de notre société

 

À propos de cet « autour », les inégalités, les origines jouent un rôle très important, très grave. Dans la banlieue où je travaille, dans certaines cités on a l’impression que cet « autour » est devenu très faible et qu’il est considéré comme accessoire. Je pense par exemple à des enfants qui sont placés très tôt dans des familles d’accueil le matin, on les confie très rapidement, ils n’ont pas le droit de crier car il ne faut pas faire perdre de temps aux parents ; puis ils retrouvent les parents le soir.

Cet « autour » se réduit comme une peau de chagrin dans le temps, dans l’espace et dans les signes, les échanges. Il y a là des inégalités sociales parce qu’il me semble que les milieux sociaux qui sont plus favorisés, plus aisés, peuvent acheter cet « autour », trouver une situation substitutive de cet « autour ». Ils peuvent trouver des intermédiaires qui permettent à l’enfant de se sentir contenu dans un réseau familier de signes et d’échanges qui portent véritablement sens et qui favorisent cette entrée, cette construction de l’espace de créativité. Je pense à la présence d’une baby-sitter, à la manière dont on s’occupe des vêtements, à l’accessibilité des objets culturels de tous ordres qui ne sont pas uniquement le livre, mais la musique, etc. Je pense aux expériences culturelles que l’on peut faire vivre très tôt à nos enfants, et à cette découverte de la culture qui leur est proposée par l’environnement des mots et du langage.

La dimension esthétique joue également un rôle très important dans cet « autour » dont l’enfant a besoin. Il doit pouvoir se sentir en situation de nidation et de protection par rapport à son développement culturel, faire l’expérience des loisirs.

Je parle de cela parce qu’il me semble aujourd’hui indispensable qu’une telle question soit posée comme un problème vis-à-vis de tous les citoyens, de tous les professionnels de l’enfance et de la culture mais soit aussi posée comme un problème de notre temps aux élus politiques parce qu’il y a des actions urgentes à entreprendre. En effet, il s’agit aujourd’hui de créer ou recréer des possibilités de nidation culturelle pour l’ensemble des enfants de notre société et pas seulement pour ceux qui font partie des familles relativement favorisées.

Je sors d’une série de recherches sur un certain nombre de grands problèmes concernant les enfants et les adolescents. J’ai eu à faire des enquêtes sur des enfants qui sont des cas sociaux, des enfants en échec scolaire grave et des enfants délinquants. Tous ces enfants, sous des formes diverses, peuvent être considérés comme ayant manqué, entre autres au cours des premiers temps de leur vie, d’une micro-culture suffisamment enveloppante et suffisamment riche du point de vue  des éléments significatifs.

 

Le Meilleur des Mondes est-il à venir ?

 

Je voudrais à présent conclure en situant le problème dans la perspective très actuelle de la construction de l’Europe pour essayer de donner un ton plus solennel à ce que je souhaite dire.

Notre société est aujourd’hui confrontée à un certain nombre de dangers graves pour son avenir. Le premier est le danger démographique. On sait que notre société évolue vers un vieillissement. Si nous laissons échouer nos jeunes, si nous ne leur apportons pas une nidation qui leur permette de se sentir très autorisés à établir des relations avec le monde de la culture et avec la créativité telle que je l’ai définie précédemment, alors je crois que nous allons accroître le gâchis des ressources humaines dont nous avons besoin pour continuer à faire face à ces problèmes. Les questions relatives à la culture, à la créativité, à l’intelligence humaine, se posent pour demain de façon extrêmement précise.

 Un deuxième danger m’apparaît plus général, plus idéologique, plus éthique en quelque sorte. Ce danger est lié à une sorte de confusion qui me semble aujourd’hui se mettre en place en ce qui concerne la réponse qui pourrait être apportée à une question essentielle : de quoi est fait l’homme ? Nous avons besoin d’une réponse à cette question pour pouvoir définir un certain nombre d’éthiques de vie dans notre monde. De quoi est fait l’homme ? Qu’est-ce qui, au fond, spécifie l’homme ?

Nous sommes devant une alternative : nous allons peut-être accepter que l’on continue parfois à professer que l’humanité pourrait être réduite à devenir une espèce animalière qui puisse être conditionnée, triée, ségréguée, orientée comme on le fait avec les animaux, où les soins prévalants seront constitués par l’hygiène, la biologie et par la recherche d’une efficacité de la chimie chez tous les êtres humains… autrement dit : « le Meilleur des mondes ».

C’est une vraie question ; « le Meilleur des mondes » doit être relu et pas du tout à titre de conte de fées. C’est une sorte de cauchemar et l’on s’aperçoit qu’il y a des points communs entre un certain nombre d’orientations qui se mettent en place, voire des idées ou des points de vue qui tendent à se développer à travers une vision ségrégative et une justification de la ségrégation.

Il me semble tout à fait indispensable que nous puissions produire des stratégies nouvelles qui soient vraiment déterminantes et qui aboutissent à favoriser, à prévoir le plus largement pour tous les enfants des nidations culturelles vraies. Je pense que nous avons parlé de cela aujourd’hui ; j’ai personnellement perçu les choses ainsi. La préparation des familles à l’accueil du bébé, un certain climat, peuvent aider les familles à se sentir de plus en plus vraies. De nombreuses expériences en témoignent :

– Le soutien concret apporté aux familles pendant les premières années de la vie, par exemple pour sortir certaines mères de leur isolement, m’apparaît tout à fait indispensable pour essayer de reconstruire ces réseaux de nidation culturelle. Je pense aussi que le soutien des mères et des bébés face à des problèmes particuliers est une orientation vitale pour notre société actuelle ; il faut nous battre pour essayer de la mettre en oeuvre.

– La réanimation de tous les réseaux de communication qui concernent la vie sociale et les bébés.

– La mise en relation de tous les enfants dès le début de la vie avec l’ensemble des ressources culturelles, car la ségrégation humaine ne commence pas par le tri des individus mais par le tri des objets culturels.

Ainsi, cette proposition aux enfants d’objets culturels et de ressources culturelles  très larges, m’apparaît tout à fait importante. Je prends un exemple : dans un pays comme le nôtre, je trouve qu’il y a un très grand nombre d’initiatives artistiques. De nombreux artistes recherchent du travail et prennent des petits boulots. Je trouve que c’est vraiment du gâchis que de ne pas essayer d’utiliser ces ressources humaines pour les mettre au contact des enfants et favoriser l’accès des enfants à des objets culturels vrais au sens le plus large. Il me semble qu’à défaut d’un effort de cet ordre, d’une volonté politique accompagnant un tel projet, nous gâchons une part du potentiel humain. Il nous faut favoriser le rejet des inégalités et de la ségrégation sociale.

Pour finir, et puisque je parlais de l’Europe, j’ai très envie de citer une phrase que j’aime beaucoup. Elle a été écrite par un de mes amis auteur-créateur et président de la Société Civile des Auteurs multimédias. Il a écrit avec beaucoup de colère : « L’Europe des cultures doit se faire ; sans elle, l’Europe politique est un leurre, une œuvre volontariste et technocratique. Sans elle l’Europe économique est une duperie. Les grands manipulateurs financiers et leur concentration occuperont seuls le terrain. »

Il y a de quoi réfléchir sur de telles paroles mais nous avons sûrement à prendre parti pour des options qui s’originent dans des expériences comme celles que nous avons entendues relater aujourd’hui et qui sont concentrées dans l’espace de cette salle et représentées par votre présence.

 

Tony LAINÉ
Psychiatre
Fondateur de l’association ACCES
Extrait des actes du colloque « Les livres à petits pas contés »
Villeurbanne 1992
Tony LAINÉ est décédé en 1992

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