© Guillaume Wydouw

La musicalité du récit

Lire à voix haute engage le tout-petit et l’adulte qui raconte dans une complicité féconde. Le pouvoir de dire les mots est infini.

 

Lire avec un tout-petit, c’est avant tout un moment de partage et d’échange. Un partage de temps : un moment où l’on est ensemble, où l’adulte est disponible. D’émotions : la peur, le soulagement, la colère, les larmes, l’espoir… De plaisir : des regards vont se croiser, des mots vont être échangés, on va rire ensemble. Le livre est un objet médiateur qui relie l’adulte et l’enfant.

Lire avec un tout-petit, c’est une rencontre, avec le livre et avec l’autre ; une rencontre tranquille, artistique, une rencontre avec le beau. Et quand le tout-petit découvre le livre, il y a un adulte et la voix de l’adulte. Or, le bébé a un intérêt tout particulier pour la voix, il est lié à celle de sa mère qui l’a bercé dès sa vie fœtale et dont il percevait les vibrations internes. Puis, il découvre la sienne et l’explore dans toute son étendue et son intensité, il s’essaiera à de multiples techniques respiratoires et vocales. Le bébé est dans l’oralité : la bouche avec la tétée et le plaisir de la succion ; la voix dans l’échange avec l’adulte mais aussi le plaisir vibratoire des babillages et vocalises.

Quand on lit un livre avec un tout-petit, on le lit à voix haute. Cette voix chante des mots, parce qu’elle se met à la disposition d’un texte qui sera entendu par le tout-petit comme une musique. Pour lui, la voix de « l’adulte lisant » est avant tout musicale, il écoute la mélodie de la voix qui livre la musicalité du récit.

 

UNE ÉCOUTE MUSICALE

 

Les albums pour tout-petits sont réalisés par des artistes qui créent parfois de véritables œuvres d’art, tant du point de vue graphique que littéraire. Ils empruntent à la musique, à la chanson, les ingrédients qui font de certains albums de purs bijoux poétiques. La répétition en est l’élément central. La musique est inscrite dans un temps qui se déroule, la lecture à voix haute également.

En musique comme en poésie, la répétition est un principe de composition. Plusieurs formes de répétitions sont utilisées par les auteurs, elles auront un impact sur la lecture de l’adulte et seront ainsi entendues par le tout-petit.

La répétition d’un mot aura un effet sur la vitesse de lecture et l’intensité de la voix et donc sur les réactions de l’enfant ; la répétition d’une phrase – J’y vais1 – pendant tout l’album également ; de même la répétition d’une consonne ou d’une voyelle (allitération et assonance) – Lili court L’eau coule2. La répétition du même nombre de pieds (de syllabes) impulsera un rythme et amènera souvent un balancement chez le bébé ; la rime, répétition d’un son en fin de phrase, conduira la voix vers une note toujours identique sur ce son répété en fin de phrase. Parfois, la même structure de phrase revient pendant tout l’album, comme une alternance de question/réponse, ce qui donne une ligne mélodique aiguë/grave sans cesse reproduite par l’adulte qui lit puis par le tout-petit qui la reprend à son tour par mimétisme.

Quant au refrain – la répétition régulière des mêmes phrases – il ponctue le discours, il est un repère. L’histoire est racontée dans les couplets, le refrain propose une respiration. On retrouve ce schéma narratif dans les randonnées comme La chasse à l’ours3 ou Roule galette4. Avec le refrain, nous abordons une autre structure de récit, certains albums sont construits comme des comptines ou des chansons traditionnelles. On peut dire de Lapin mon lapin5 que c’est une berceuse, de type couplets/refrain. Sa lecture auprès de bébés de 4 ou 5 mois est l’occasion de vocalises et d’explorations vocales à chaque refrain !

Parallèlement à la répétition, on trouve la variation ; le procédé musical répétition/variation existe dans toute composition musicale, « c’est pareil/pas pareil ». Il y a un décalage, un écart entre ce que le tout-petit attend – la répétition – et ce qui est finalement proposé. Dans cet écart, la surprise va chatouiller (D. Marcelli6) l’oreille de l’auditeur. Dans l’album, la variation est prévue par l’auteur qui change une phrase du refrain ou un mot dans la répétition d’une phrase. La lecture elle-même va créer des variations car chacune de nos lectures est différente : variation de tempo, de rythme, de mélodie, de nuances…

 

© Guillaume Wydouw

 

 

LA PLACE DU SILENCE

 

Dans un moment de lecture avec le tout-petit, le silence doit prendre sa place. Celui qui s’immisce entre deux mots, deux phrases, celui de la tourne des pages, celui des pages de garde et de la quatrième de couverture. Et bien sûr, celui de la page sans texte sur laquelle la voix se tait et le silence se fait entendre.

Il n’y a pas de musiques sans moments de silence. Qu’est-ce que le silence ? Du rien ? Une parenthèse entre deux moments sonores ? Une attente ? Ou bien est-ce un espace ?

Qui n’est donc pas du vide, mais qui permet à la voix tue de résonner jusque dans la tête de l’enfant comme un écho, de l’entendre encore même lorsqu’elle n’est plus là. Un espace qui offre une respiration tout simplement ou qui permet à l’image regardée de vivre dans l’imaginaire de l’enfant. Mieux encore, le silence laisse de la place dans l’espace sonore enfin disponible, afin que le tout-petit puisse à son tour prendre la parole ou gazouiller, raconter le livre ou sa propre histoire. Enfin, le silence fait place nette, sur laquelle la voix pourra de nouveau se poser, il prépare à ce qui va surgir à la page suivante. Quoi qu’il en soit, le silence agit comme une vraie rupture musicale, bien plus forte que la surprise de la variation. D’ailleurs, puisqu’il « ne se passe plus rien » au niveau sonore, c’est un ingrédient très efficace pour faire surgir le suspense ! Et les enfants éprouvent une grande jouissance à rejouer ces ruptures silence/cri.

Au-delà des ingrédients musicaux, le langage du récit s’écrit avec des éléments « extra ordinaires », hors du quotidien, qui nous transportent enfant comme adulte dans un monde poétique. Composé parfois d’un vocabulaire recherché, d’une syntaxe inhabituelle Qui contemples-tu ?7 d’une conjugaison rarement utilisée à l’oral. Ces phrases compliquées amusent l’enfant et l’invitent au rêve car elles l’extraient du réel. Elles sont comme une formule magique et il aura plaisir à les dire pour les mettre en bouche. Et nous, adultes, serons parfois surpris de notre propre plaisir à prononcer ces mots ou phrases que nous n’avons jamais formulés. Nous ne sommes pas à l’abri non plus d’une vague d’émotion qui nous submerge à l’écoute d’une phrase lue par une collègue Peut-être que le ciel se fendra d’un immense cadeau8.

 

© Guillaume Wydouw

 

LE RAPPORT AU TEMPS

 

Par ailleurs, lire avec les bébés est aussi l’occasion d’apprivoiser un autre rapport au temps, l’adulte se pose, il est disponible, le temps est ralenti, voire suspendu. De par la musicalité du récit, l’adulte lui-même fait l’expérience de la rencontre du beau, de la poésie, son rapport au temps s’en trouve changé, l’écriture poétique prend le pas sur le sujet de l’histoire. Sa voix également n’a plus la même intonation que celle du quotidien, elle bascule dans un espace intermédiaire entre le parlé et le chanté, le timbre change, la prosodie est différente. Et l’enfant le perçoit immédiatement : sans même vous voir, il sait que vous lisez !

Pour le tout-petit, le temps est une notion insaisissable car immatérielle, grâce au livre il en découvre plusieurs aspects : la durée de la lecture d’un livre et de l’écoute d’une voix, temps qu’il aimera prolonger ; le temps de l’histoire, celle que vit le personnage à l’intérieur ; la tourne des pages qui rend visible le temps impalpable ; le rythme d’un récit avec début, développement, fin (donc passé, présent, futur). Sa perception du temps évoluera également, une relecture sera vécue différemment, le temps se rétrécit quand on sait où l’on va.

La structure musicale du récit aidera à apprivoiser le temps qui avance à sens unique ; le refrain permet de revenir en arrière, à du déjà vu, du déjà entendu donc du connu. Il disparaît puis réapparaît, mais revient toujours de façon permanente, il y a de la réassurance à le retrouver et le plaisir éprouvé des retrouvailles. La répétition crée une stabilité dans l’inconnu de l’histoire qui se déroule. L’enfant ne s’y trompe pas qui rajoute de la répétition en demandant « encore ! ». D’autre part, ces repères que sont les répétitions lui donnent accès à un formidable pouvoir sur le temps : celui de prévoir l’avenir, d’anticiper, le futur est à la page d’après !

Grâce à la musicalité du récit, l’enfant peut prendre une place de « lecteur » et dire le texte, à sa manière avec la voix ou le corps. Son écoute du texte va susciter un balancement ou un geste, des babillages, la prononciation d’un mot ou d’une phrase, jusqu’à « dire/lire » l’album en entier, par un jeu de mémoire langagière et corporelle. Avec la répétition dans le texte, le tout-petit prend ses repères dans la structure de l’histoire. Grâce à elle, il pourra anticiper et donc devancer l’adulte ! Il ne prend plus une place de lecteur, il prend notre place de lecteur ! Il exulte alors de ce pouvoir de dire les mots, pouvoir qui lui appartient enfin et n’est plus le seul privilège de l’adulte qui sait lire.

Marie Frapsauce

1 – J’y vais, Mathieu Maudet
2 – In Où va l’eau, Jeanne Ashbé
3 – La chasse à l’ours, M. Rosen et H. Oxenbury
4 – Roule galette, N. Caputo et P. Belvès
5 – Lapin mon lapin, M. Doray
6 – La surprise, Chatouille de l’âme, D. Marcelli
7 – In Méli Mélo en Chine, M. Perrin
8 – In Bientôt, H. Meunier

Territoires d’éveil n°28

Publication : Nov 2023
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