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Danser avec les tout-petits

J’ai toujours vécu en bord de mer, dans une famille où la nature et l’art faisaient partie de la vie. 

J’ai le souvenir qu’enfant « danser » était pour moi synonyme d’exister.

Je me sentais « réellement » vivante quand je dansais.

Il m’était difficile de rester assise et quand j’ai eu à le faire sur les bancs de l’école, c’était sans m’arrêter de parler. 

Petite, je me disais que je serais professeur de danse. Je ne m’imaginais pas danseuse.

Depuis j’ai été professeur de danse, danseuse et chorégraphe….

J’ai étudié la danse contemporaine à Paris, mais ce milieu me semblait étroit et silencieux.

Je suis partie étudier la danse à New York chez Merce Cunningham, puis au Japon avec Kazuo Ohno.

Je n’ai jamais eu de vénération pour les maîtres.

Mon désir profond était de me rapprocher de la source du savoir. Être en proximité de ces personnes qui ont inventé, pensé, créé, certains courants de la danse contemporaine.

J’ai été profondément touchée par la clarté, la simplicité, l’humanité de ces deux personnes.

Merce Cunningham m’a ouvert la porte des grands espaces et des énergies multiples, du jeu du mouvement avec la forme et les structures rythmiques.

Kazuo Ohno m’a permis de toucher à l’essence de mon désir de danser. Son cadre de travail, son imaginaire, son regard, ses mots m’ont guidé vers davantage de possibles, de liberté, de beauté intérieure, de capacité à cultiver la danse de l’être, dans l’instant du temps présent.

Un geste puissant et délicat, les saveurs mêlées du sucré et du salé… Les oppositions, les extrêmes, les complémentarités… sont les directions dans lesquelles j’ai travaillé.

Des lectures font trace dans ma mémoire.

« Les manifestations de l’étrange, du naïf, de l’enfantin sont troublantes, elles existent dans ce qui nous entoure. Elles possèdent une personnalité et une saveur propres, une intelligence. L’adresse, l’habileté, la dextérité sont des qualités mais la maladresse peut-être très vivante, la faiblesse peut-être d’une grande élégance. (…)C’est dans l’inachevé qu’on laisse la vie s’installer… » Fabienne Verdier, peintre calligraphe.

Je ne passe pas de journée sans penser à la mort. Chaque jour peut être le dernier. La mort me semble incompréhensible, très inquiétante et rassurante à la fois.

Je n’arrive pas à comprendre cette condition de vie dans laquelle nous sommes plongés. Je la trouve insensée, mais je l’accepte.

Ce mystère me donne une sensation de vie et d’être dans l’instant, une grande croyance dans la force de l’imaginaire, de l’invisible, l’intuition, la mémoire, la créativité. 

Et c’est peut-être là que vient s’articuler la question du désir.

 

Premières rencontres

 

Après la naissance de mon premier enfant, j’ai ouvert la porte d’une crèche.

Un jour, une professionnelle m’a sollicitée afin que je vienne proposer la danse à ces tout-petits. Je n’imaginais pas que ce soit possible. À l’époque, j’enseignais la danse pour un public de plus grands. J’ai essayé d’agir comme avec eux, en indiquant à ces jeunes enfants des consignes orales. Entendaient-ils ? n’étais-je pas assez claire ? n’étaient-ils pas intéressés? J’ai vite compris que c’était la troisième raison !

Ce ne sera pas avec les mots que j’allais entrer en conversation avec eux.

Je les ai observés, les plus petits étaient occupés au sol, les plus grands couraient beaucoup dans l’espace et chacun faisait des choses différentes. 

J’ai repensé, alors, à cette phrase de Merce Cunningham : « Je regardais par la fenêtre un matin, il y avait dehors beaucoup d’enfants. Ils sautaient, couraient et jouaient comme font les tout-petits.
Ce n’était pas de la danse, il n’y avait aucune musique, mais soudain j’ai compris qu’ils auraient pu être en train de danser. C’était merveilleux. Je me suis demandé ce que c’était. Et j’ai compris que c’était le rythme. Pas un rythme immédiat, car chacun d’eux faisait quelque chose de différent, mais leur rythme personnel était si clair, ils agissaient si «  entièrement  » comme font les enfants, qui ont cette façon extraordinaire d’inventer sans en être conscient. » 

 

Une danse ou des danses ?

 

Que met-on derrière le mot danse ? 

Les représentations, dans l’imaginaire collectif, n’évoquent-elles pas souvent le tutu, les pointes et les figures imposées ? 

Peut-on parler d’une danse ? 

Qu’est ce que ce mot évoque en chacun de nous ?

La danse est-elle liée à une culture, à un pays, à une famille ? son expression, ses formes, ne seraient-elles pas multiples ?

La danse contemporaine est une forme nouvelle parce qu’elle réinterroge profondément le corps dans son rapport à l’espace, au temps, à la dynamique du mouvement.

Elle a sa technique rigoureuse, une part d’improvisation et de composition, et tient compte de l’expression singulière de chaque danseur ; je pense que c’est cela qui m’a plu.

Elle explore la poétique du mouvement, s’affranchit de la musique à la recherche d’un chant intérieur, s’émancipe de la narration, ouvre les territoires de l’abstraction et du hasard. 

Elle est peu connue du public et pourtant elle s’adresse autant aux adultes qu’aux jeunes enfants. 

Elle nous invite à ressentir, à être étonnés, à voyager sur le fil de l’imaginaire, à nous émouvoir. 

Celui qui regarde de la danse contemporaine reçoit des signes, éprouve des sensations, cela lui provoque des émotions, et sollicite son imaginaire.

Sentir, éprouver, être dans l’acte, sont quelques mots clés dans la danse contemporaine.

« Notre émotion en regardant une œuvre est due au fait qu’elle nous parle. Elle réveille des sentiments, de la joie, de la tristesse, une plénitude, parfois de la nostalgie, elle remue nos fragilités. Elle a cette capacité à nous rendre tout simplement plus humain. » Ainsi l’exprime Agnès Chaumié, chanteuse.

La danse aujourd’hui occupe en général peu de place dans la vie quotidienne des adultes. 

Le langage du corps pour les enfants, surtout très jeunes, tient une place prépondérante dans leur développement.

 

Le corps, le mouvement, la danse sont des langages pour le tout-petit enfant

 

La danse et les tout-petits sont des termes rarement associés. 

Et pourtant aller à la rencontre des jeunes enfants pendant cette période essentielle de la construction de leur être, avec un autre langage que celui des mots, se justifie pleinement : le corps est le moyen d’expression et de communication du tout-petit qui, justement, n’a pas encore les mots. Le mouvement est un des premiers signes de l’enfant. Les jeunes enfants accueillis en crèche traversent dans cette période, le passage de la position horizontale à la position verticale puis à la marche, moment clé de la vie de l’être humain : l’enfant grandit en se verticalisant.

Quand on observe un bébé, il gigote, remue ses mains et ses pieds, sa tête et son regard sont mobiles. Il cherche des appuis, les testent, les utilisent. Il est intéressé par tout ce qui l’entoure qui, pour lui, est source d’inspiration.

Au sol, il explore le mouvement et s’organise : pivote, se retourne, roule un peu plus loin, s’assoit et petit à petit se dresse, chute, se relève, cherche son équilibre et un jour… marche !

Plus grand, c’est la conquête de l’espace… La course, le saut, l’escalade. 

Le mouvement est l’expression singulière de l’enfant. Un geste… il le travaille ! Un levé de bras, le tournoiement d’une main, une course dans l’espace, un tombé au sol, un rebond dans les airs… il est dans l’expérience, dans l’éprouvé, dans l’acte.

L’enfant élabore, il garde en mémoire les sensations que ces expériences lui procurent, souvent sources de plaisir. Il doit résoudre des situations instables, chercher des postures, et il choisit finement ses mouvements en fonction de ses intérêts du moment. Il se construit.

Le corps est un magasin de mémoire. 

Un jour au milieu de ces enfants, je me suis mise à danser et à jouer de l’alternance entre danser et suspendre ce geste dansé. Ils se sont arrêtés, ils m’ont regardé, certains se sont mis à danser en lien avec ce que je venais de faire, d’autres continuaient d’observer et d’autres encore faisaient autre chose. J’étais étonnée par les capacités et l’intérêt de ces enfants pour le mouvement, l’échange qui pouvait s’établir avec eux était prometteur. J’ai eu l’idée de développer ces rencontres. 

L’improvisation et la qualité d’écoute étaient au centre et tout le bagage de danse que j’avais constitué pendant mes années d’études était à disposition.

 

Rencontrer les très jeunes enfants à travers la danse

 

Comment tisser des liens, installer une relation avec les enfants à travers la danse ? Chaque situation vécue apporte des éléments de réponse. 

Je m’installe au milieu d’un petit groupe, j’entre dans le mouvement et le temps prend une autre dimension.

Avec les tout-petits, l’échange fonctionne, ils réagissent aux propositions, mais pas toujours là où on aurait pu les attendre et je crois que c’est un point central de mon intérêt : la prise en compte d’une altérité qui suppose une grande attention à l’autre, très réactif au mouvement. Ils sont des partenaires à part entière.

Je leur propose un univers, des situations riches de sensations à vivre.

Je les accompagne dans ce passage délicat de l’entrée dans un état de danse qui crée un lien à l’autre dans un mode de communication nouveau. Cela requiert de ma part la même nécessité d’engagement qu’avec tout autre partenaire. Il s’agit d’abord d’observer finement, de repérer chez les enfants leurs énergies, leurs manières d’occuper l’espace et leurs actions dans cet espace… Il faudra utiliser le mouvement qui fait sens, le geste qui donne le sentiment d’exister, pour rentrer en conversation avec l’enfant.

Cela reste mystérieux.

Dans la rencontre dansée avec les tout-petits, j’éprouve les mêmes sensations que dans un travail de création. Un autre espace, un autre temps, une autre attention aux dynamiques du corps en mouvement, que dans le quotidien.

Les petits font partie de mon univers, ils observent et leur regard m’intéresse, leur intériorité me touche. Ils me poussent à l’exploration du geste, ils sont eux-mêmes en état de jeu, de curiosité, d’exploration perpétuelle. 

Rencontrer des jeunes enfants, c’est entrer dans un temps particulier avec des états de corps qui changent. 

Je découvre à chaque fois que l’enfant est dans un temps différent de celui de l’adulte. Il émet ses réponses et ses propositions par des gestes en échos et des mouvements en décalé, en miroir aussi. Dans l’échange, le miroir se transforme, joue dans les deux sens. Un enfant peut investir mon mouvement ou celui d’un autre enfant et l’inverse est valable. Les décalages deviennent prétextes à diverses constructions de phrases rythmiques et gestuelles. Et puis il y a le hasard. Des trajectoires se construisent dans l’instant, ainsi que des phrases de gestes et de mouvements. Elles se reconstruisent en permanence, s’inscrivant dans l’espace, d’un endroit à l’autre, à l’infini.

Les silences, les temps d’attente – l’attente est délicieuse – créent l’espace qui permettra à l’enfant d’émettre un signe, une proposition, au moment de son choix. Dans les échanges avec eux, j’ai dû intégrer l’idée du temps différé. Leurs initiatives sont précieuses à chaque instant. 

Être patiente, prendre le temps… Je dois ralentir, entrer dans un état de disponibilité intérieur vis-à-vis de l’enfant. 

Pour établir et développer un échange de qualité avec les enfants, comme avec tout être humain, il faut du temps car être disponible demande du temps. N’est-ce pas en décalage avec le temps qui court !

Tourner, virevolter, glisser, cacher, attraper, lâcher, se balancer, s’étirer, nous jouons ensemble avec le mouvement qui accélère, se ralentit,
se suspend…

Avec les plus petits, je les observe et les invite à jouer avec les gestes à partir d’une chanson, d’un jeu de doigts, d’une musique. Un tempo s’installe, un rythme se crée et le mouvement s’accorde à ce rythme, ou au contraire en joue pour créer la surprise.

L’espace est notre partenaire privilégié : « L’air n’est pas rien, l’espace n’est pas vide, il est plein de nos imaginaires. Le mouvement le remplit, le traverse, le sculpte, le presse, l’étire. » nous dit Jacqueline Robinson.

Un enfant découvre l’action de tourner, il s’y exerce, éprouve la sensation de lui qui tourne et du monde qui tourne autour de lui, il s’arrête, il rit, il reprend. Je viens soutenir son mouvement en changeant à plusieurs reprises de place dans l’espace, à distance, en face, à côté de lui. Je lui propose des silences. Il voit, il ressent que son mouvement m’intéresse, cela lui donne confiance en lui. J’observe qu’il donne plus d’appui à son mouvement, que ses bras prennent de l’amplitude. Je tourne au ralenti, il essaie à son tour, il maîtrise le mouvement et, à ce moment précis, je sens qu’il a pris de l’assurance, il danse pleinement. Plus tard, il prendra l’initiative de chercher d’autres gestes et d’autres actions.

Je transforme l’espace. Des matériaux, tissus ou papiers, suspendus ou au sol, peuvent le délimiter. Des objets au gré de l’inspiration et des thèmes choisis apportent une diversité de sensation : rugueux, lisse, transparent, rigide, tout peut devenir source d’inspiration,tulles, morceaux de bois, feuilles d’arbres, cubes, cartons…

La musique donne un contour, une atmosphère, un tempo, un univers…

La musicalité du mouvement parle de tonus, de ces alternances, de ces variations de tension et détente du corps qui résonnent, en chacun, comme des phrases musicales.

 

Danser 

 

Le danseur explore et approfondit chaque jour la qualité du mouvement en relation à la gravité : bascules, chutes, appuis, roulades sur le sol qui devient alors surface de rebond, de portage. Dans ses traversées et ses courses, il explore l’espace ; il joue avec les notions d’horizontalité, de verticalité, de spirale… Il rencontre la profondeur, la hauteur, le proche et le lointain.

Il recherche diverses qualités d’énergie dans le geste : tendu, relâché, suspendu… Il est en relation constante avec le temps : s’arrêter, ralentir, accélérer. Il développe sa musicalité du geste, de la musique qui chante en lui comme en chacun de nous. 

Comme le souligne Laurence Louppe, danser l’engage totalement : « Le geste, le mouvement qu’il crée, se veut l’expression d’un mouvement intérieur qui intègre l’être tout entier. Bien au-delà de sa stricte apparence… Être danseur, c’est choisir le corps et le mouvement du corps comme champ de relation avec le monde, comme instrument de savoir, de pensée, et d’expression. » Un danseur revisite quotidiennement toutes les étapes du mouvement que vit un jeune enfant.

Maintenir un état de curiosité. Partir d’un mouvement, l’explorer, l’étirer, le raccourcir, le presser, l’allonger… En jouer à l’infini avec l’espace et le temps.

Créer les conditions pour qu’un très jeune enfant se risque en confiance dans le mouvement. Se mettre en état de danse. Créer la surprise et la tranquillité. Permettre à l’enfant de prendre des initiatives.

Être la mémoire du groupe, celle qui, au vol, attrape les propositions et fait des choix pour jouer avec le mouvement, la répétition, l’écho, en modulant la vitesse et l’énergie. 

Le chemin que chaque enfant effectue dans ces temps d’ateliers de danse lui permet de développer une mémoire corporelle. D’une séance à l’autre, même si le temps est espacé, l’enfant se souvient, et le dit avec son corps en mouvement : une occupation de l’espace singulière, le développement d’un geste, une prise d’appui dans le saut, une manière de bouger sa tête dans un tournoiement, une course qui s’arrête avec précision. 

 

La danse donne des ailes et de profondes racines

 

La danse avec les tout-petits se situe au-delà des styles et des codes. C’est une danse liée à l’exploration du mouvement, inspirée des actions spontanées de l’enfant, qui se crée pas seulement pour être vue, mais principalement pour être vécue.

Nous ne sommes pas dans l’idée de la représentation, mais d’un dévoilement du corps, de l’être tout entier dans l’espace. La danse du jeune enfant vient d’une expression intérieure profonde, elle est à la fois ludique et sérieuse. 

C’est parce que je danse que l’intérêt des enfants s’éveille à la danse. 

C’est parce qu’ils sont inventifs que l’improvisation sera riche.

C’est parce que je suis dans l’écoute qu’ils développent cette attention à l’autre.

C’est parce qu’ils sont imprévisibles que rien n’est écrit à l’avance.

C’est parce je joue avec l’espace que des traversées vont se développer.

C’est parce qu’ils sont observateurs que le plus petit détail prendra toute son importance.

Ensemble nous seront partenaires de la danse qui se vit !

Donner à l’enfant l’occasion de s’exprimer par le mouvement est souvent synonyme de plaisir, de jubilation mais pas seulement …c’est un moyen d’expression qui l’aide à se construire, à se structurer. Il y découvre son potentiel d’énergie vitale, sa dextérité et ses élans. Il y éprouve les limites de son propre corps. Cela participe de la prise de conscience de son individualité et de la construction d’une certaine confiance en soi.

 

Véronique His
Danseuse et chorégraphe
Formatrice à Enfance et Musique

1 – Fabienne Verdier, Passagère du silence, éditions Stock, 2005.
2 – Le danseur et la danse, entretien avec Jacqueline Lesschaeve, éditions Belfond, 1988.
3 – L’enfant et la danse, éditions universitaires, 1975.
4 – Laurence Louppe, historienne de la danse, critique et écrivain. Publication Contredanse, 1997.

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