Pourquoi et comment filmer les tout-petits ? Vincent Noclin, photographe et vidéaste, partage son regard sur le sens des images.
En 2023, une artiste qui travaille depuis plus de vingt ans avec les tout-petits m’a proposé de réaliser un documentaire retraçant une résidence d’artistes en espace de petite enfance. Je n’avais encore jamais filmé les tout-petits… Tout était à découvrir.
Cette artiste, c’est Aude Maury, directrice artistique de l’association De-ci, De-là. À l’issue du premier jour de tournage, elle m’a révélé son vertige de m’avoir confié ce projet, sans avoir eu le temps de me transmettre quoi que ce soit de ses plus de vingt ans d’expérience. Est-ce que je porterai mon regard au bon endroit ? C’est à ce moment-là que j’ai réellement pris conscience de mon ignorance de cet univers.
Heureuse coïncidence car là est, sans doute, une clef de la posture que l’on devrait adopter en tant que réalisateur et que l’ignorance du sujet nous rappelle : sans préjugé, sans attente, être et vivre avec le public, en même temps qu’on filme. Pourquoi filmer les tout-petits ? On pourrait penser que l’on a la réponse avant même de commencer le projet, avant même de commencer le tournage. Qu’on va filmer « pour… ». Évidemment, il y a une raison officielle : avoir un rendu. Car aujourd’hui, dans la majorité des projets artistiques, il faut un rendu : expo, photo, vidéo, tableau… Bref, une production finale, que les commanditaires du projet pourront voir, à défaut d’avoir vécu le reste.
Mais au-delà de cet aspect, il existe d’autres raisons de filmer des interventions artistiques dans des lieux de la petite enfance. Des raisons qui se sont confirmées au fil des tournages et des projections du film. Il y en aurait sans doute mille. Loin de moi l’idée d’en dresser une liste exhaustive. J’en soulignerai deux : rendre visible et rendre possible.
Rendre visible, d’abord. Car nombreux se demandent – et c’est légitime – à quoi bon dépenser de l’argent public pour que des artistes aillent en crèches danser, jouer, chanter, face à un public de moins de trois ans ? On peut, bien sûr, tenter de l’expliquer avec des mots et certains le font très bien. Mais il me semble parfois manquer au langage les verbes pour caractériser ce qui est de l’ordre du sensible. La caméra, posée sur le regard d’un enfant, permet d’exprimer et de rendre accessible, par le support audiovisuel, cet indicible.
Cela nous conduit au second point, rendre possible. Il y a en effet un acte politique dans cet engagement à rendre visible le travail des artistes dans les espaces de petite enfance. Les projections l’ont montré : les retours de parents, d’élus, de professionnels ont permis d’entendre leur prise de conscience de l’importance de ces actions. Et ces discours se sont traduits en actes : une deuxième édition a eu lieu, une troisième est en préparation. On peut se demander si cette exigence de rendu, imposée au départ comme une obligation, n’est pas aussi une manière – indirecte mais puissante – de reconnaître la valeur de ces projets. À nous, en tout cas, de nous en emparer.
Au départ, une résidence-mission, nommée Pas à pas, qui se déroule sur le territoire Drôme-Ardèche, propose à l’association De-ci, De-là de monter un projet artistique d’éveil autour de la danse et du langage. 4 lieux, 4 semaines et 2 artistes retenues par la directrice artistique : la danseuse Camille Maurer et la musicienne Marine Viennet.
Nous avions évidemment discuté de l’objet du documentaire avec Aude Maury. Nous avions des envies, des idées. Mais vouloir à tout prix montrer ce que l’on a imaginé, faire un film qui ressemble à notre scénario, c’est, je crois, faire de la fiction ou de la publicité – pas du documentaire. Ici, au fil des tournages, ici dans la voiture le long de la N7 où nous passons avec Aude une heure avant et une heure après chaque séance à discuter, ici au cœur des dizaines d’heures de rushes, le sujet s’impose. L’objet de ce premier documentaire portera sur la présence, qui lui donnera son titre Vivre l’art en présence. Le projet a été reconduit l’année suivante, le violoncelliste Thierry Renard a rejoint l’aventure.
Le piège dans lequel on peut facilement tomber : arriver en terrain conquis, puisque fort de l’expérience précédente. Lorsque l’on filme, ne pas faire de ses attentes une boussole reste je crois le meilleur enseignement de ce type d’expérience. Car il est si facile de provoquer une image que l’on souhaite obtenir, avec le risque de perdre en puissance. Un exemple pour l’illustrer : à la fin du premier documentaire, j’avais monté une séquence de regards caméras, spontanés, d’enfants. Pour le second, je m’étais projeté d’en faire autant. Or il est facile d’avoir un regard caméra d’un enfant : il suffit de le fixer du regard, puis de regarder sa caméra. D’où l’importance, je crois, pour rester le plus juste, de cultiver sa place d’observateur. Le second documentaire n’aura donc pas de regard caméra…
Nous avons alors ouvert les yeux, pour laisser émerger le sujet qui s’imposait. Pour le deuxième film, il s’est agi alors d’évoquer cette relation entre l’artiste musicien et le binôme enfant/adulte. Il s’intitule Il se passe quelque chose, phrase prononcée plusieurs fois par Aude Maury et des professionnels, en essayant de décrire les séances fraîchement vécues.
La caméra, bien qu’irréductiblement subjective – car il y a toujours un choix de cadre, de séquence, d’angle de vue, de traitement du son – tend néanmoins à objectiver le réel, ou du moins à en proposer une relecture différente. Par exemple, lorsqu’une scène est vécue avec intensité par les artistes, ils peuvent avoir le sentiment que cet instant particulier a duré au moins dix minutes. Mais, au dérushage, la timeline ne compte que trois minutes. Est-ce deux temps différents ? Je ne sais lequel des deux est le plus juste. Cependant, cette objectivation relative de la caméra peut à la fois être un outil de travail, ce que nous avons expérimenté avec la metteuse en scène, en visionnant régulièrement les rushes. Mais peut aussi sortir d’un endroit où l’artiste cherche à se situer. Car au fond, chacun – artiste, professionnel, enfants ? – avait bien l’impression que cela avait duré dix minutes.
Il en va de même pour une séance que l’on quitte avec satisfaction ou, au contraire, avec la sensation d’être passé à côté. En la regardant quelques jours plus tard, on peut en effet éprouver le sentiment inverse. Nous sommes faits de nos attentes, de nos envies, de nos souvenirs…
C’est pourquoi nous avons choisi de ne montrer aux artistes ni les rushes, ni les prémisses du montage, afin qu’ils restent concentrés sur leur expérience sensible. La metteuse en scène avait alors un rôle de médiatrice entre cette image objectivante et les artistes en action.
Si la captation audiovisuelle peut être un outil pertinent de recherche, elle n’a que rarement vocation à être vue sans les étapes qui la transforment en documentaire : montage, mixage, musique, étalonnage… Là réside tout l’enjeu du travail de réalisation : faire ressentir, le plus justement possible, ce qui s’est vécu tout au long d’un projet. Plus de trente-cinq heures de rushes pour trente minutes de film, et par exemple donner l’impression en quelques secondes de film qu’une scène dure dix minutes ! Si le langage est la capacité d’exprimer une pensée et de la communiquer au moyen d’un système de signes, je ne doute pas qu’une production audiovisuelle remplisse cette fonction.
Mais au temps des images à tout va, où l’on n’imagine pas faire un projet artistique sans au moins en filmer ou photographier des moments, il est intéressant de se questionner sur leur sens. Si c’est un langage, que racontent ces images ?
Car au détriment du sens, d’une pensée, nous leur demandons bien souvent seulement la visibilité médiatique pour communiquer. J’entends en effet régulièrement qu’il faut « faire court », des vidéos toujours plus courtes pour toucher le maximum de personnes. Si nous avions fait dix capsules de trente secondes sur dix sujets différents, donc abordés superficiellement, je suis intimement convaincu que vous ne les auriez pas vues pour autant – ou déjà oubliées. Et vous ne seriez pas en train de lire ces lignes. Il est vrai que l’image peut permettre de communiquer, mais céder au chantage des réseaux de diffusion tend souvent à invisibiliser le cœur même du projet.
Lors de la première projection du deuxième documentaire, au cinéma Ciné Galaure de Saint-Vallier, plus de 150 personnes sont venues un samedi matin grisonnant pour voir un film sur des artistes et des bébés, puis débattre et échanger avec les équipes. Image comme langage ? Alors n’oublions pas d’y mettre du sens.
• Vincent Noclin
Vincent Noclin
« Photographe et vidéaste indépendant, j’accompagne artistes et compagnies dans la création d’images et collabore avec des institutions et des associations. En parallèle, éducation aux images et médiation culturelle, sont autant de domaines que j’explore par la coordination de projets pédagogiques et la réalisation de documentaires. »
Photographie-Vidéo
https://noclinvincent.wordpress.com
Vivre l’art en présence
Dialogue entre très jeunes enfants et artistes en structures petite enfance, 2023
Il se passe quelque chose
Excursions artistiques chez les tout-petits, 2024
Documentaires réalisés par Vincent Noclin, avec la complicité d’Aude Maury, et avec le soutien de la communauté de commune Porte de DrômArdèche, la DRAC Auvergne-Rhône-Alpes et la DREETS
Aude Maury, direction artistique/Marine Viennet, chant et parole/Camille Maurer, danse/Thierry Renard, chant et violoncelle
Production : Association De-ci, De-là
https://assodecidela.wixsite.com/asso
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