Une chambre morose

« C’est un bébé ! » réplique sèchement la mère à la tante Rosalie qui est penchée sur le petit lit à barreaux.

« Voilà ! » confirme le père assis dans un coin de la chambre de la maternité.

La tante Rosalie n’est pas satisfaite de la réponse de ses neveux. Elle hésite un instant puis elle ose, « Fille ou garçon ? Voilà ma question ».

« Oh, vous savez on n’y a pas prêté attention » dit la mère en remontant un oreiller qui s’affaissait dans son dos. 

« Franchement, non », certifie le père avachi sur sa chaise dans le coin.

« Alors c’est une fille ! »  Les cris de joie de la tante Rosalie laissent les parents indifférents.

 « Ce n’est pas impossible…» La mère jette un oeil sur le bébé endormi tandis que le père se lève de la chaise : « Quelque chose dans ce goût-là, oui… » Il regarde par la fenêtre. Dehors il pleut.

« Et comment s’appelle cette adorable petite poupée ? » 

La mère croise les bras sur sa poitrine, le père se laisse tomber sur la chaise dans le coin. Il regrette d’avoir averti la tante sans enfants.

« On n’arrive pas à se mettre d’accord. Elle, elle voudrait Fernand comme son père et moi Sylvestre comme Papa ».

« Ou alors Jean-Jacques …», dit la mère en détournant la tête du bébé qui dort, « en souvenir de mon frère qu’on a retrouvé pendu dans le garage. Je l’aimais beaucoup ». 

Elle désigne son mari d’un petit mouvement de la main, « Mais lui il a un cousin mort au volant qu’il adorait… »

« C’est vrai… je l’aimais François… ». Le père joue avec ses lunettes pour cacher son émotion. Aussitôt un autre disparu lui arrive en mémoire.

« J’ai peu connu mon grand-père mais il a beaucoup compté pour moi. Quand papy Gaëtan a été fauché par la locomotive au passage à niveau…» Il ne finit pas sa phrase, il gémit : « Gaëtan… ».

« Mon grand-père maternel est mort de mort naturelle mais il a aussi été très important pour moi ! Giacomo c’est joli et ce n’est pas ordinaire ». Au souvenir de son aïeul, la mère est émue.

Le père se lève à nouveau pour regarder par la fenêtre. Tournant le dos à sa femme et à sa tante, il s’éclaircit la voix, « J’ai un ami d’enfance qui a disparu tragiquement en montagne. On n’a jamais retrouvé son corps à Jeanjean. C’est beau Jeanjean, c’est doux… ».

« Oui, pour un garçon… ». La tante Rosalie ne termine pas sa phrase, une jeune femme souriante habillée en rose entre énergiquement dans la chambre. Avec un bel accent du sud elle lance à la mère, « Et alors ce lait, il monte ? », puis au père, « Et cette petite, on la nomme ? Elle dort beaucoup parce qu’on ne l’appelle pas ! », la jeune femme chante tous ses mots, elle ensoleille cette chambre morose.

Les parents sont perplexes, la tante Rosalie jubile. 

«Tout le monde a un nom ! Moi c’est Magali ! », la jeune femme en rose interroge du regard la mère puis le père.

« Madeleine… », « Guy…». « Moi c’est Rosalie ! » triomphe la tante à qui on n’a rien demandé.

« Té ! Tout s’appelle ! Les bêtes et même les choses ont un nom ! Elle est belle comme un coeur cette gosse ! Vous avez l’embarras du choix pour un joli petit nom. En l’entendant elle ouvrira enfin les paupières et vous connaîtrez la couleur de ses yeux ».

« Jeanjean… », murmure le père,

« Jean-Jacques… », susurre la mère.

« Ils sont déçus, ils ne s’y attendaient pas…», s’excuse tante Rosalie en faisant une grimace désolée à la jeune femme qui se réjouit de la situation.

« Une fille ! La belle affaire ! Vous ferez mieux la prochaine fois ! » et elle sort de la chambre dans un éclat de rire.

Le père se poste à nouveau devant la fenêtre, la mère croise et décroise les bras sur sa poitrine et la tante est toujours penchée sur le bébé comme une bonne fée.

« Elle est si fraîche… Un nom de fleur ça lui irait bien… », tente Rosalie.

« Gueule de loup ! » s’amuse la mère. 

« Renoncule ! », ricane le père.

« Églantine… Marguerite… Pétunia… Azalée… Iris… Violette… »

« Quand maman est morte elle était violette de la tête aux pieds ! Vous voulez porter malheur à l’enfant ! », hurle la mère, « qu’est-ce que tu penses d’un nom de fleur, hein chéri ? ».

Le père est occupé à regarder les gouttes de pluie s’écraser sur la vitre. Comprenant qu’elle n’aura aucune aide de sa part, la mère se résigne à résoudre le problème du prénom. 

« Allons-y pour une fleur !…je ne sais pas moi…allez ma tante, aidez-nous ! ».

Sans hésiter et d’une voix très douce Rosalie propose : « Rose… ».

« Emballé ! C’est pesé !» dit la mère en se frottant les mains, « c’est parfait ! Vous nous avez retiré une sacrée épine du pied , hein chéri ! ».

La tante Rosalie est bouleversée : « Rose c’est un peu de moi… » se dit-elle à elle-même, « et comme elle a mon nez et ma bouche… » 

Elle embrasse délicatement le bébé sur le front.

 « Bonjour Rose… » dit-elle.

Le bébé entrouvre les paupières tandis que la mère commence à somnoler.

Le père toujours devant la fenêtre à regarder tomber la pluie soupire :
« Jeanjean c’est doux… »

Paris, 2007
Joëlle Rouland

Les cahiers de l’éveil n°4

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