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La télé c’est pas pour les bébés !

Le débat concernant la télévision et les enfants est d’une autre nature que les précédents. Il s’agit de penser la télévision, mais adressée aux bébés, comme nous y convoque l’apparition en France de chaînes spécialisées diffusant 24h sur 24, Baby TV puis Baby First. Si le concept se révèle payant d’autres suivront…

Le problème se décline en terme de quantité, de contenu et de qualité des images, mais aussi de valeurs auxquelles les enfants sont exposés. 

Rappelons que ces questions furent soulevées déjà à l’entrée de l’ORTF dans les foyers français des années soixante, et avant encore, lors de l’arrivée du cinéma au début du XXème siècle. Depuis toujours les images animées sont diabolisées dans les discours académiques et adorées dans les foyers. Nous tenterons d’éviter l’un et l’autre écueil, en questionnant cette situation nouvelle : quel sens donner à une télévision s’adressant aux bébés ? Quels enjeux psychiques, éducatifs, sociétaux ?

 

Les petits regardent la télé des grands

 

Les recherches ne manquent pas, sur la télévision et les enfants. Beaucoup sont quantitatives et menées en Amérique du Nord. Peu sont qualitatives en particulier en ce qui concerne les enfants de moins de 4 ans. Elles s’orientent dans deux directions : la première est l’étude des effets, la seconde porte sur le cadre dans lequel les images sont reçues. D’un côté, on analyse les contenus, les quantités, les durées, et de l’autre sont soulevées les questions éducatives, psychologiques et morales. 

Les enfants, de la naissance à quatre ans, constituent le point aveugle des études et des recherches, autant que des débats et des réglementations sensées protéger les enfants dans les médias audio-visuels. En France, la tranche 0-4 ans n’existe ni dans les cibles programmes des chaînes hertziennes ni pour la signalétique instaurée pour protéger les enfants. (voir encadré)

Quelques chiffres : seulement 20 % des programmes regardés par les enfants leurs sont destinés, toutes tranches d’âge confondues. Seules les chaînes thématiques ont une production de 100 % pour la jeunesse. 

Ce qui fait rupture aujourd’hui par rapport aux débuts du cinéma c’est l’accumulation du média télévision et des médias audiovisuels dans l’environnement des enfants. C’est également la précocité de leur exposition aux écrans. On sait que les 4 à 10 ans regardent la télévision deux heures et huit minutes par jour en moyenne. Rapporté en échelle d’une année, le temps passé par un enfant devant la télévision est plus important que le temps passé à l’école. Les enseignants, familles et éducateurs sonnent l’alerte depuis plusieurs années1. 

Non seulement il y a plus d’écrans dans la maison, la voiture et les poches, non seulement, les enfants y passe plus de temps, mais ils commencent de plus en plus tôt dans la vie à s’en servir.

Les jeunes enfants sont donc, la plupart du temps, spectateurs de ce qui n’est pas réalisé pour eux, de ce qui ne leur est pas destiné. C’est ce problème que se sont proposées de résoudre les télés pour les bébés.

Les chaînes privées Baby TV et Baby First se positionnent sur une niche de population, non encore télévisuellement ciblée en France : les petits, de la naissance à quatre ans. Deux particularités de ces chaînes : elles diffusent depuis l’Angleterre et de ce fait échappent, en partie à l’autorité du CSA (Conseil supérieur de l’audiovisuel) et leur promotion repose sur des arguments pédagogiques et
psychologiques, « stimulation des apprentissages précoces et valeurs éducatives, pas de publicité, qualité et adaptation des émissions à la petite enfance » comme l’explique la page parents du site de Baby First.

Le problème des rapports entre enfants et télévision se pose plus gravement, car, concernant les tout-petits, il change de nature. Avec les bébés, la technologie audio-visuelle n’est plus quelque chose que l’on regarde ou dont on se sert, elle devient quelque chose qu’on incorpore, comme faisant partie de soi, au moment où se construisent les bases premières de la structuration de l’enfant.

Les pédagogues, les psychologues et les éducateurs qui, à juste titre, refusent la diabolisation de la télé et des écrans, ne peuvent plus se contenter de conseiller aux parents de regarder la télé avec leurs enfants, de limiter le temps passé, ou de contrôler les programmes en s’aidant de la signalétique. 

 

Les tout-petits décryptent les images animées et sont capables de les imiter

 

Que sait-on sur les liens que les tout-petits nouent avec l’écran ? Avant on s’inquiétait peu pour les tout-petits. On considérait qu’ils ne comprenaient pas ce qu’ils voyaient et que en conséquences, cela ne leur posait pas de problème. Maintenant, des parents sont parfois fiers de l’attention de leur enfant, et de sa capacité à mémoriser les publicités. 

Les recherches dans le domaine du développement cognitif confirment une hyper compétence. Si l’on projette des dessins animés, à des bébés de quatre mois avec une désynchronisation entre la bande image et la bande son, ils perçoivent la différence avec la bande synchrone avec un décalage de seulement 0,4 seconde. Cela laisse entrevoir qu’ils ont très tôt des procédures intellectuelles pour lire et décrypter le langage audiovisuel. Mais ont-ils l’assise affective, les représentations mentales, psychiques à la hauteur de la précocité de leur équipement cognitif ? N’y a-t-il pas un écart problématique ?

Par ailleurs un enfant peut imiter dans son comportement, une action qu’il a vue à la télévision. Sans être conscient de le faire, et, bien sûr, sans en connaître la connotation, éventuellement insolente ou déplacée. Il est fréquent de voir des petits de 16 mois prendre des postures, des gestuelles et faire des mimiques, dans lesquelles il est possible de reconnaître les émissions et héros du moment. Ceci révèle une imprégnation psychomotrice dont on n’est pas sûr qu’elle soit traitée psychiquement, au sens d’une représentation référencée. L’enfant acquiert des comportements dont il ne connaît pas le sens. C’est exactement l’inverse de l’éducation. Qu’en restera-t-il plus tard ?

Cette capacité d’acquisition motrice, mimique et gestuelle, par imprégnation visuelle, se vérifie en clinique avec des bébés qui sont plutôt immobiles, peu explorateurs avec leur corps, et présentant, parfois, un retard de développement moteur. Il sera utile d’intervenir auprès de certains de ces enfants, mais inutile pour d’autres. Pourquoi ? Parce que certains enfants sont très actifs dans leur immobilité, et acquièrent en regardant les autres faire. Une part de leurs acquisitions motrices passent par l’absorption visuelle. 

C’est pourquoi, d’aucuns sont tentés d’exploiter cette capacité, et de se servir des écrans pour stimuler et accélérer les apprentissages précoces. C’est l’argument pédagogique de vente des faiseurs de DVD éducatifs et de télé pour bébés. Le problème est que l’absorption, n’est qu’un aspect de l’apprentissage, et qu’il manque à l’écran la dimension d’identification interhumaine soutenue par la relation symbolique et affective . Un enfant assis qui observe son camarade sent l’effort et la jubilation de celui-ci, en même temps qu’il constate les sourires, et gratifications, des autres personnes présentes. Ce qui est imité n’est pas de la même nature. 

Il arrive donc que l’on s’étonne ou s’offusque de comportements, ou gestes dont les enfants eux-mêmes ne peuvent reconstituer ni le sens, ni l’origine. 

 

L’imprégnation télévisuelle 

 

Certes les tout-petits sont hyper compétents pour identifier et s’identifier aux émotions des autres. Ils les perçoivent et les vivent par ce que l’on appelle le mécanisme de participation affective non différenciée. Cela indique que l’enfant est sensibilisé sans pouvoir attribuer du sens à ce qu’il ressent. Et que si personne n’est avec lui devant l’écran à un moment précis d’un programme, c’est une expérience qui ne pourra pas être mise en mots, ni conscientisée.

Les tout-petits se retrouvent baignés dans une atmosphère sonore, visuelle, affective, et ils ne peuvent pas toujours repérer qu’elle émane d’une boîte technologique. 

Les découvertes des sciences cognitives et comportementalistes sont immédiatement utilisées par les fabricants de produits industrialisés de spectacle. On sait aujourd’hui comment un enfant, ou un adulte, reçoit les images, leurs composants sont soigneusement maîtrisés. À côté des créateurs sincères, des réalisateurs soucieux d’informer, de faire rêver, ou former la réflexion des enfants, d’autres sont des vendeurs cyniques. Ce qui dérange c’est l’idée que des tout-petits, dont l’esprit critique n’est pas encore formé, soient la cible de produits fabriqués d’ingrédients, calculés avec l’intentionnalité de capter, de séduire, et de faire mémoriser des messages commerciaux, ou idéologiques. 

Un autre type de question se pose. Que se passe-t-il pour un enfant dans son transat pendant les séries américaines de l’après-midi ? La dame pleure parce que son mari l’a trompée, bien qu’elle soit l’amante du meilleur ami de celui-ci. Amant qui va d’ailleurs la délaisser parce qu’il se sent coupable et surtout parce qu’il a un contrat avec le dit mari. On larmoie, on s’épanche… Plus les scénarios et dialogues sont pauvres, plus les ambiances sont surajoutées. L’enfant, lui, entend les pleurs, et baigne dans cette atmosphère glauque. Ne risque-t-il pas d’être soumis à des activateurs de charge émotionnelle sans référence ? Ne va-t-il pas capter, ressentir, sans comprendre ni le récit, ni en quoi il le concerne ? Ou bien sera-t-il imperméable, parce que justement non concerné, parce que c’est du virtuel ? À ce jour aucun travail sur cette question n’a été publié. C’est l’argument des chaînes pour bébés que de dire qu’il vaut mieux des programmes pour bébés que ce type d’émissions. Ce n’est pas faux ! Mais une comptine, une histoire, un peu de silence, des jouets, la liberté de bouger, est-ce que ce n’est pas encore mieux ?

 

La pensée est psycho corporelle

 

L’humain a besoin d’élaborer, de construire psychiquement des images internes, un langage sur ce qu’il perçoit et sur ce qu’il vit. Avant d’être psychologique, cognitive ou créative, cette élaboration est motrice, musculaire, involontaire. Les très jeunes enfants pensent par le mouvement, les cris, les synesthésies, l’excitation, en temps immédiat ou en temps différé. Un enfant touché par une ambiance télévisuelle va avoir faim, uriner dans sa couche, ou agiter ses membres. Le petit est multimodal, il n’y a pas de séparation entre le visuel, l’auditif, le sensoriel au sens de la peau. C’est en grandissant qu’il « psychise » ses sensations, émotions, sentiments. Il en construit des représentations mentales détachées de ce qu’il voit et entend, il se met à les penser, les parler, les jouer… 

Non seulement il est multimodal, mais il est en même temps, soumis à sa discontinuité réceptive c’est-à-dire à des absences, momentanées et aléatoires, qui l’empêchent de suivre un récit trop complexe ou trop long. On peut faire l’expérience suivante pour essayer de se représenter, à peu près, comment un tout-petit reçoit un programme de télévision. Imaginez que, pendant que vous regardez votre émission, quelqu’un coupe le son, puis coupe l’image en remettant le son dans une autre langue, et plus tard sur une image forte ou énigmatique, éteint, laisse le silence, le vide, et rallume… En complément vous pouvez aussi être ficelé sur votre fauteuil, pour ne pas tomber, et avec une tétine dans la bouche pour vous rassurer, paraît-il. Edifiant.

Le tout-petit ne peut pas suivre le fil discursif de l’histoire d’un film ou d’un dessin animé comme il suit celui d’un conte qui est choisi pour lui, et porté par la parole incarnée en une présence humaine désirante, vivante, sensorielle. Quelqu’un est là en train de raconter, qui ressent des choses pour l’histoire et pour l’enfant. C’est cela qui relie la continuité cursive de l’histoire et l’unité d’être de l’enfant.

Face à un support technologique, le bébé absorbe des bouts juxtaposés : images-voix-mouvements-couleurs-criS-sons-climats-affects. 

Prenons l’exemple dans les dessins animés des corps qui se transforment. J’en ai vu un par exemple où on sortait l’œil du personnage pour lui dire «regarde» et après l’œil était remis à sa place.

Or ces transformations du corps sont des sensations, déjà, naturellement présentes chez le tout-petit, le temps que son schéma corporel se construise, et que son image interne de lui même s’unifie. Avant cela, il éprouve des représentations-sensations très morcelées voir morcelantes. Car c’est au cours du développement que se construit une image de soi, stable en même temps que des représentations unifiées de son corps et de celui des autres : le bébé apprend doucement jusqu’où vont ses mains, ses pieds. Ceci au prix de la triste expérience que lorsqu’il tend la main vers un objet, le bras ne va pas s’allonger jusqu’à celui-ci. Ce qui d’ailleurs le frustre et le fâche.

Et bien, dans un dessin animé, les bras s’allongent. Celui qui sait que c’est fictif s’en amuse. Mais un bébé qui n’a pas encore construit une conscience de ses contours, soit ne reconnaît pas ce qu’il voit, soit peut en être troublé. Là aussi des travaux scientifiques nous manquent pour comprendre ce qui se passe pour les petits enfants. 

Ce que nous savons c’est qu’il est possible de réduire ces effets de bizarrerie par l’usage des dvd et cassettes vidéos. Ceux-ci peuvent être interrompus, le temps de parler, de faire une pause. Ils peuvent être revisionnés autant de fois que l’enfant en manifeste le besoin.

 

Aux bébés, le spectacle est brouillé et imposé ! 

 

Que fait l’adulte, ou le grand enfant, face à une émotion trop forte provoquée par le spectacle télévisuel ? Il s’accroche à son siège, revient vers quelque élément de la réalité. 

Comment fait le petit enfant qui, lui, n’a pas encore repéré les frontières entre le réel et l’imaginaire, ni le cadre des images auquel il est exposé ? Il ne peut savoir si, sur l’écran, il s’agit d’un journal d’information ou du feuilleton préféré de son assistante maternelle, de sa mère ou de son père, ou bien s’il regarde une fiction documentaire… Sans grille de repérage, tout est vrai, tout est faux et tout est comme en vrai. Le jeune enfant qui a peur ne peut pas s’accrocher à son siège de réalité. Alors il va avoir besoin, au mieux de bouger, de parler, boire ou manger, au pire il va rester figé. 

Le plus ennuyeux, c’est donc l’enfant installé devant la télévision dans une posture qui l’empêche d’échapper à ce qui lui est imposé. On ne peut pas dire que pour des petits il y ait du spectacle choisi. Tant que l’enfant ne peut pas quitter l’écran, éteindre le son, abandonner l’image, se déplacer, tourner le dos, partir ailleurs et dire ce qu’il ressent, il ne peut y avoir que du spectacle imposé !

 

Un spectacle quotidien mais pas pour autant banal…

 

Le spectacle télévisuel participe du brouillage temporel. Pour l’enfant qui n’a pas encore construit ses repères de temporalité tout est au présent. Il ne peut pas se repérer par rapport à ce qu’il voit. Il ne sait pas si c’est pour demain, plus tard, d’hier ou d’autrefois. 

De plus dans les émissions pour enfants, le langage utilisé est souvent un langage adolescent. De fait les plus jeunes sont précocement initiés à des systèmes de repères et de valeurs qui ne sont pas de leur âge, avec les codes langagiers, les mimiques, les postures, les vêtements, les objets qui vont avec. Faut-il parler ici d’initiation, de maturité favorisée par la télévision ? Faut-il s’étonner que de plus en plus d’enfants de six ans soient habillés comme des petits ados ou vous disent « Ah, c’est nul ton truc ! » ? 

De la même façon, à travers la télévision, les petits sont propulsés prématurément dans le monde des adultes. Notamment dans les préoccupations amoureuses des ados : les enfants de primaire voire de maternelles adorent les sitcoms. Sympathiques jeunes gens en apparence, largement préoccupés de séduction, apparence et sexe. Il est normal que les petits s’y intéressent, mais doivent-ils vraiment en même temps apprendre la cupidité, la tricherie, les manipulations relationnelles ?

Autre situation fréquente, un enfant, en famille devant un journal télévisé. Les séquences se succèdent à toute vitesse, excèdent rarement une minute et demie, et ne resituent pas l’événement dans son contexte historique, géographique, idéologique. Les commentaires ne sont pas compréhensibles pour les enfants. Si l’enfant questionne, il n’est pas rare qu’il s’entende dire : « Tais-toi, on en parlera après ! » Pas toujours le temps pour les parents de prévenir les enfants qu’un reportage va être émouvant, triste, ou violent. Lors d’un drame naturel, on ne pense pas toujours, non plus, à expliquer, et rassurer : « Oui c’est en vrai, moi aussi je trouve ça triste, il y a des gens qui meurent parce qu’il y a eu la grande vague, ou la pauvreté… Mais regarde par la fenêtre, dans la rue, ici il n’y a pas de boue. Et puis il y a des organisations et des gens qui essaient de les aider en ce moment… » On l’a bien mesuré au moment des tours de New York ou du Tsunami : pour les tout-petits, la boue pouvait arriver sur leur maison, et en partant à l’école, les enfants regardaient en l’air pour voir si des avions n’allaient pas s’écraser. 

Ce n’est pas parce que la télévision est dans leur quotidien qu’elle est pour autant banalisée pour les enfants. Sont-ils initiés et ouverts sur le monde grâce à elle ? Ou sont-ils propulsés dans ce dont les parents veulent justement les protéger ? La fonction des parents et des éducateurs est de filtrer la rencontre des enfants avec le monde. Cette fonction de sas est un enjeu éducatif majeur. Il n’y a pas de raison de laisser les écrans le traverser. La famille, les lieux de l’enfance sont là pour ça. Ils se tiennent entre le monde tel qu’il est et l’enfant, afin de lui permettre de l’appréhender progressivement en fonction de son âge, de ses capacités, de son désir et de ses questions. Le but étant qu’à terme il sache le regarder tel qu’il est, l’analyser et le comprendre. L’enfant se développe étape par étape. C’est à respecter.

 

… aux effets incertains

 

Les personnes s’occupant de jeunes enfants se plaignent de ce qu’ils sont excités. Il y a mille raisons à cela, et pour chaque enfant, ce sera différent. Difficuté psychologique ? troubles du sommeil ? maladie ?… Mais parmi les causes de cette agitation des enfants, on ne peut évacuer la télévision, pour ceux qui sont plusieurs heures par jour surstimulés de façon inconsciente. Il paraît logique que cela se traduise dans des mouvements du corps, des mimiques, des cris, des mots, de l’irritabilité. C’est d’ailleurs préférable que quelque chose s’extériorise d’une surstimulation sensorielle et émotionnelle, via des expressions psychomotrices. L’enfant doit pouvoir métaboliser ce qu’il absorbe. Or plus il est jeune, plus il métabolise par le corps, les mouvements, les cris. De plus cela peut avoir lieu en temps différé. Un enfant confronté à des images ou une bande son, agressives, ou à des mouvements trop rapides, ou à un niveau discursif trop complexe pour lui, peut en montrer les répercussions sur son comportement jusqu’à quarante-huit heures après. Certains médecins alertent sur les risques de réactions somatiques, lorsque les enfants sont trop exposés aux écrans, je n’y reviendrai pas, ces travaux ont été largement diffusés.

Les parents, les éducateurs de la petite enfance, les instituteurs ont de plus en plus de mal à rivaliser avec le spectacle audiovisuel. Par ailleurs il est particulièrement bien fait, pour séduire. C’est à dire séduire les enfants du côté des pulsions, des sensations et des émotions. Et savoir les fidéliser. Ils sont captés, et n’ont pas à produire d’effort pour aller vers ce qui leur est proposé. Juste se laisser glisser, régresser au plaisir, à l’habitude. C’est l’inverse de ce qui est requis pour les apprentissages et l’éducation, qui consistent au contraire à canaliser le pulsionnel, lutter contre la régression, et aller vers ce qu’on ne connaît pas.

La connaissance requiert l’effort d’aller vers quelque chose qui est inconnu, compliqué, difficile à appréhender, et qui parfois peut angoisser. Cette capacité est présente chez tous les enfants au départ mais peut être, pour certains, abîmée en chemin. Les enfants à la naissance sont nantis de ce formidable élan que l’on appelle la pulsion épistémologique. Sorte d’amour, de désir inné de savoir : regarder, écouter, découvrir, expérimenter, manipuler, toucher, sentir, faire. Les enfants sont spontanément prêts à faire des choses difficiles. Tous ceux qui s’occupent d’eux l’observe. Un bébé qui désire un objet, et n’arrive pas à l’attraper, recommence, et recommence jusqu’à y arriver. L’enfant qui apprend à marcher, est un modèle d’endurance, de sens de l’effort, de détermination, de capacité à dépasser l’échec : il tombe et repart, retombe et se relève. Il rate, fait des erreurs, apprend et progresse. Les enfants tout-petits seraient des élèves modèles pour les écoles. 

Qu’est-ce qui se passe pour que, dès l’école primaire, les enseignants se plaignent qu’ils ne font pas d’effort, ne sont pas concentrés, ne soient pas endurants pour apprendre. Qu’elle est la cause du dommage occasionné à tant d’enfants pendant les premières années de la vie ? Je m’interroge.

Dans le spectacle télévisuel, le psychisme est sollicité par les voies de la sensibilité, souvent passive. Ce genre là d’images animées est activateur d’émotion. Les pulsions agressives, de destruction ou d’exclusion, sont constitutives de l’humain certes ; mais tout l’enjeu de la civilisation est de lutter contre leurs manifestations directes, et de les canaliser, les sublimer. Quand elles sont mises en scène dans des films violents, des jeux d’exclusion, ou des reality show, ces expressions pulsionnelles crues fascinent beaucoup de gens, dont les enfants. Pourquoi dans des programmes très populistes ce sont ces sentiments, bas dans l’échelle de la symbolisation, que l’on veut exalter, activer ? 

Peut-être parce qu’un humain qui ne se tient pas droit dans son sens critique, son éthique du rapport à l’autre et à la vérité est plus maniable ? Le spectacle télévisuel racoleur veut flatter le lâcher prise, le laisser aller du petit téléspectateur comme on veut flatter le lâcher conscience du grand téléspectateur. Plus on lâche prise plus on s’en va dans les pulsions les plus archaïques et primitives, moins on est sujet pensant. Or l’enjeu humanisant est là : comment faire pour que nos enfants demeurent sujets pensants dans ce flot de spectacles audiovisuels et télévisuels qui les berce tant d’heures par jour.

 

Quand les images civilisent 

 

Les images ont toujours existé parce qu’elles sont inhérentes au psychisme humain. Dès la Préhistoire, les hommes pourtant rivés à leur survie, dépendant du réel absolu, sont allés au fond des grottes représenter les choses et les êtres. Le besoin de symbolisation est le moteur civilisationnel de l’humanisation. 

Les représentations sont aussi présentes dans certaines religions, et bannies dans d’autres. Par exemple, la religion catholique autorise la représentation du Dieu, autrement dit de l’invisible. Les images de la religion aidaient à la propagation de la foi, le mot propagande vient de là. La grandeur de l’inspiration artistique dans la Renaissance italienne, se fit sur fond de christianisation. Aujourd’hui, à la diffusion de quelle foi contribue cette propagande? Peut-être à celle de la déesse « consommation » ? 

 

Sublimation et transformation de l’angoisse

 

Nous naissons avec trois angoisses fondamentales : l’angoisse de mort, l’angoisse d’abandon et l’angoisse de morcellement. Nous essayons au cours de notre vie de les aménager au mieux. Or certains dessins animés, ou fictions, convoquent ces angoisses sans en donner des résolutions. L’ennui, pour les jeunes enfants, c’est quand ses angoisses sont réactivées de façon trop brutale.

La plupart du temps dans des films ou dessins animés proposés aux enfants, elles sont habillées de poésie, de musique, d’événements ou de magie. Et dans le cours du récit, elles trouvent une résolution, comme dans les contes. Dans ce cas, on n’est plus dans le spectacle consommatoire et négatif pour les enfants. On commence à se rapprocher de ce qu’il en serait de l’art. L’art n’est-il pas avec la science, ce que l’on a trouvé de mieux pour dépasser, ou supporter nos angoisses fondamentales ? L’angoisse devient un moteur précieux qui fait avancer, quand elle est sublimée. Le moyen d’en faire quelque chose qui nous permet de vivre ensemble, de créer des liens interhumains et de civilisation.

 

Rester sujet en regardant la télévision

 

On est sujet face au spectacle télévisuel quand on a la possibilité d’analyser, de choisir, de critiquer et de refuser. Aller au cinéma, payer sa place, choisir le film. Éplucher un programme de télévision, choisir son émission, s’y préparer. Ces comportements signent que l’on est acteur de son désir de regarder et de choisir. Il est utile d’initier les enfants à cette pratique, à se constituer leur programme de la semaine. Être pour cette activité comme pour les autres, un sujet pensant qui arbitre ces choix. 

Le tout-petit ne peut pas encore être dans cette position face aux écrans. Il est conditionnable. Le laisser consommer des programmes trop souvent, trop longtemps c’est le maintenir la bouche pleine. Cela revient à l’empêcher de parler dans sa tête, l’empêcher de penser. Plus de cri, plus d’appels, plus de demande, plus de mot. Le sujet somnole. L’émission peut commencer !

Pour soutenir l’enfant dans sa subjectivation raisonnée de ce qui l’entoure et de ses actes, les adultes doivent lui préserver des espaces de temps où il ait la tête libre. 

 

Du non visible naît la pensée et l’action

 

Ne peut-on se réconcilier avec l’arrêt, la pause, le silence pour les enfants. Ils évoluent dans des mondes sursaturés de stimulations volontaires et involontaires. Ne peut-on les laisser tranquilles, leur laisser l’espace de manquer, de construire dans leur tête un monde avant de leur faire introjecter ces drôles de mondes. Les laisser rêver, penser, le temps de commencer à parler de ce qu’ils ne voient pas. C’est ce qu’on ne voit pas qui est précieux. Dès que ça devient visible, on partage, on se raconte. Mais l’enfant lui doit se construire aussi et d’abord, dans ce qu’il ne voit pas. L’image de la mère se construit aux moments où elle s’absente. Les adultes s’obstinent à leur dire « regarde, regarde, regarde ». Ce renforcement dans la pulsion scopique se fait au détriment du plaisir de faire, d’agir. On devrait leur dire « fais, touche, construit, explore, sens, démonte, trempe les mains, trempe les pieds… ». C’est par l’action que l’enfant construit le monde dans sa tête. Or le monde on l’aime, quand on a le sentiment de l’avoir un peu construit. 

Sylviane Giampino
Psychanalyste

1 – FRAU-MEIGS (Divina) et JEHEL (Sophie), Jeunes, médias, violences, Rapport du CIEM, éditions Economica, 2002, 153 p. KRIEGEL (Blandine), La violence à la télévision, Rapport, Presses Universitaires de France, 2003, 192 p.

En pratique…

Quelles sont les protections qui existent ?

Le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), est une autorité
administrative indépendante créée par la loi du 17 janvier 1989.
Il garantit en France l’exercice de la liberté de communication audiovisuelle dans les conditions définies par la loi du 30 septembre
1986 (dite loi Léotard).

En particulier, « il veille à la protection de l’enfance et de l’adolescence et au respect de la dignité de la personne dans les programmes mis à disposition du public par un service de communication audiovisuelle.

Il veille à ce que des programmes susceptibles de nuire à l’épanouissement physique, mental ou moral des mineurs ne soient pas mis à disposition du public par un service de radio et de télévision, sauf lorsqu’il est assuré, par le choix de l’heure de diffusion ou par tout procédé technique approprié, que des mineurs ne sont normalement pas susceptibles de les voir ou de les entendre… ».

Extrait de l’article 15 de la loi n° 86 -1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication modifiée par la loi n° 2007-309 du 5 mars 2007 relative à la modernisation de la diffusion audiovisuelle et à la télévision du futur – art. 20.

Pourquoi des signaux sur les programmes de télévision ?

Dans une démocratie moderne, la protection des mineurs doit être conciliée avec la liberté de communication, principe fondamental. La représentation ou l’évocation de thèmes qui peuvent choquer les enfants (violence, sexualité, etc) ne saurait être censurée à la télévision.

Les signaux apposés sur les programmes (au début, voire de façon permanente) sont là pour alerter les parents, et de façon générale, les adultes responsables d’enfants. Ils sont aussi là pour permettre aux enfants de se protéger des images qui peuvent les perturber.

Ainsi à la demande du CSA, les chaînes ont constitué des comités de visionnage qui effectuent un travail de classification.

Sont :

« déconseillées aux moins des 10 ans », les émissions qui ne
peuvent pas être programmées à l’intérieur des émissions pour la jeunesse, mais peuvent être diffusées en journée.

« déconseillés aux moins de 12 ans », les programmes qui sont diffusés essentiellement après 22 h, mais qui peuvent l’être ponctuellement à 21 h (les chaînes cinéma de paiement à la séance sont soumises à un régime différent).

« déconseillées aux moins de 16 ans », les émissions diffusées après 22h30 (les chaînes cinéma et les chaînes de paiement à la séance sont soumises à un régime différent).

Après diffusion le CSA vérifie la pertinence des classifications et des horaires de programmation retenus par les chaînes.

Le CSA reçoit parfois des plaintes de parents dont l’enfant de 3 ou 4 ans a été choqué par des bandes-annonces ou des programmes diffusés dans la journée.

En réalité, la télévision généraliste n’est pas adaptée aux enfants de moins de 4 ans. Et, selon les professionnels de la télévision, seuls les programmes pour les enfants sont destinés aux moins de 8 ans.

Avis de la DGS

La Direction générale de la santé (DGS) du ministère de la Santé a réuni un groupe d’experts le 16 avril 2008 et publié un avis :
elle se prononce « contre les chaînes spécifiques pour les enfants
de moins de 3 ans et déconseille la consommation de la TV jusqu’à l’âge d’au moins 3 ans, indépendamment du type de programmation (le concept de programmes adaptés à l’enfant de moins de 3 ans n’ayant aucun sens) ». Elle recommande également que les sociétés commercialisant des émissions destinées aux jeunes enfants
ne puissent alléguer de bénéfices pour la santé ou le développement de l’enfant.

Délibération de l’assemblée plénière du CSA après l’avis de la DGS

Dans cette dynamique, le CSA s’est saisi du débat sur les programmes de télévision destinés aux enfants de moins de trois ans ; il a annoncé, le 14 août 2008, sa décision de mieux encadrer les programmes et de sensibiliser les parents aux dangers de ces services. À compter du 1er novembre 2008, les chaînes de télévision ne pourront plus « ni diffuser, ni promouvoir, sur leur antenne et sur tout autre support, des programmes visant spécifiquement les enfants de moins de 3 ans ».
La diffusion n’est pas interdite, mais ces programmes ne doivent pas être diffusés et présentés à l’antenne comme spécifiquement destinés aux moins de 3 ans.

Une « atteinte au développement des enfants »

Mais ces dispositions ne s’appliquent qu’aux chaînes établies en France et ne concernent donc pas Baby TV, lancée en France en 2005, et Baby First, créée en 2007, qui émettent depuis la Grande-Bretagne et sont à l’origine de la polémique dans l’Hexagone. Les experts consultés par le CSA estiment que « la consommation de télévision porte atteinte au développement des enfants de moins
de 3 ans » et « présente un certain nombre de risques » en favorisant notamment « la passivité, les retards de langage, l’agitation, les
troubles du sommeil et de la concentration », indique l’institution dans sa délibération.

Les distributeurs – opérateurs du câble, bouquets satellitaires… – doivent également diffuser sur leur écran et sur celui des chaînes concernées un avertissement du CSA selon lequel « regarder la télévision peut freiner le développement des enfants de moins de 3 ans, même lorsqu’il s’agit de chaînes qui s’adressent spécifiquement à eux ». Enfin, ils doivent avertir des risques que représentent ces chaînes pour les enfants de moins de 3 ans sur les documents envoyés à leurs abonnés, les contrats d’abonnement et leurs sites internet. Il sera interdit de promouvoir, dans l’argumentaire commercial, un bénéfice éventuel pour les tout-petits.

Les cahiers de l’éveil n°4

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