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Atelier musique crèche

Petite enfance et construction de la langue orale

La transmission de la langue et la représentation symbolique de l’autre. Comment nourrir les compétences naturelles et multiples des bébés ?

 

Aucune société au monde n’a considéré nécessaire de donner des cours à un bébé pour qu’il apprenne à parler. Cette compétence est naturelle, nous savons qu’avant l’apparition des premiers mots, se réalise un travail invisible nécessaire à la construction du langage et celle du sujet en général. Dès la naissance, les bébés sont capables de distinguer les catégories phonétiques, phonologiques dans toutes les langues. Il faut parler au bébé, de son côté, il fait son travail. La neurophysiologie de l’audition s’organise dès le quatrième mois de gestation. La voix de la mère, reçue avec une résonance particulière, se distingue des autres voix, perçues comme un murmure plus lointain. Le bébé réalise une différenciation qui  génére une opération mentale, c’est la naissance de l’espace de la pensée. Ici commence une activité psychique. Le bébé s’intéresse à la voix plus qu’à toute autre stimulation sonore. Lorsque la mère le nourrit à la demande, elle instaure un rythme. Grâce à cette musique culturelle intériorisée, le bébé crée le temps ; il est capable de prévoir ce qui va arriver. Le temps se construit en relation à l’autre dans la profonde intimité psychique qui permet de construire un processus de mémoire.

L’activité psychique du nourrisson condense les informations pour construire la représentation symbolique de l’autre. La voix, la présence, la caresse, la nourriture… viennent de l’autre, le temps se construit ainsi en relation à l’autre. L’humanisation dépend de cette opération.

Le bébé pleure pour appeler quelqu’un, cet élément est constitutif du langage mais pas encore dans la langue. Nous avons besoin d’un voyage intérieur à construire avant l’émergence des mots.

 

LE VOYAGE AVANT L’ÉMERGENCE DES MOTS 

 

Quelles que soient les cultures, on tente d’être disponible à ce petit mais on l’accompagne également pour une deuxième naissance : la naissance psychique.

En latin le mot infans1 désigne celui qui ne parle pas encore et doit devenir un être de langage. L’une des premières activités des parents est donc de transmettre la langue, prototype de transmission culturelle. Apprendre à parler est une transmission naturelle, apprendre à lire et à écrire est une transmission culturelle réalisée par des moyens pédagogiques.

Comment le bébé apprend-il à parler ? Une représentation symbolique de l’autre conditionne le langage car sa fonction profonde est une reconnaissance réciproque de sujet à sujet.

Le bébé, dépendant totalement de l’adulte, a une certaine représentation de son entourage, attentif à établir une communication… Le bébé crée une représentation de l’autre extraordinairement positive, il en a besoin : « demande ce que tu veux, tu l’auras ». Ensuite les choses se transforment ; dès que le bébé se déplace à quatre pattes, l’éducation commence et les limitations apparaissent « ne touche pas à ça… ». L’être humain ne vient pas au monde avec une tendance naturelle à accepter les limitations. Des opérations mentales modulent donc la représentation symbolique de l’autre. Il est si positif qu’il devient « embêtant ». Ainsi se crée une opération bizarre que l’on appelle l’ambivalence : aimer et haïr la même personne… 

Le bébé a la capacité d’extraire le fonctionnement de la langue à partir de la parole qu’on lui adresse… La langue orale se construit dans la petite enfance pendant les cinq premières années. 

Comment nourrir les compétences naturelles et multiples des bébés ? Depuis 30 ans, l’association A.C.C.E.S2 ne dit pas à l’enfant « on va te lire une histoire » : on pose le livre, le bébé qui se déplace à quatre pattes le regarde, une lectrice vient lui lire l’histoire… Nous guettons ce qui est intéressant pour sa construction psychique, dans une certaine tranquillité interne. Le bébé cherche ce qu’il veut, il le trouve ou pas. Il choisit un livre ; à deux ans il ne choisira pas le même…

Le bébé extrait de la musique de la voix entendue des éléments qu’il a inscrits neurologiquement ; il active ce qu’il a inscrit, ainsi commence le babillage. Il « vole » des éléments de la voix de l’autre pour construire la sienne, il capte la musique d’une voix pour construire sa propre musique. Quand un bébé commence à babiller, on sait à quelle langue il appartient ; dans le babil chinois, il y 
 a déjà des tons, le babil français est différent… Un bébé porte dans son babil les traits acoustiques des voix qui lui ont permis de construire la sienne. 

Dans un moment de bien-être, le bébé se met à chanter. Ce petit chant le lie à une culture car en reproduisant la musique de la langue, il a déjà une structure syllabique. Le babil, c’est le « ta ta ta », la réitération d’une syllabe. La syllabe peut être longue ou courte, fermée ou ouverte, c’est un jeu avec le temps. Le bébé se prépare à l’apparition des premiers mots. Le babil participe également à la construction du temps culturel.

 

 

LA LANGUE EST UN PATRIMOINE CULTUREL

 

Par l’appropriation de la langue orale, trois mondes sont à construire : le monde de l’extérieur, celui du social et le monde de l’intime. Avant de prononcer les mots, le bébé montre du doigt ce qui l’intéresse. Il ne regarde pas ce qu’il montre, il regarde l’autre pour tester sa capacité à poser son regard. Montrer, c’est séparer un objet du monde extérieur pour qu’un mot puisse se poser sur cet objet. L’acquisition des mots se fait dans une activité partagée : le bébé montre, l’adulte généreux, nomme. 

En écoutant l’autre, nous reproduisons les gestes corporels cachés derrière les sons. C’est l’identification : je reproduis sur mon corps ce qui s’est passé dans le corps de l’autre. L’humain a la capacité de reproduire les gestes pour reproduire la sonorité. Les gestes produisant les sons d’une langue sont un patrimoine culturel qui se transmet de génération en génération. Le bébé est si musicien qu’à Paris il aura l’accent parisien, à Marseille l’accent marseillais… 

Une langue est un ensemble d’opérations mentales qui se mettent en scène à travers les mots. Le bébé a la capacité de reconstruire ces opérations mentales sans qu’on les lui explique. Il crée le monde référentiel dans lequel les images vont jouer un rôle très important. Le mot lapin ne donne pas la forme du lapin. Il faut donc donner l’image pour que le bébé puisse créer la représentation symbolique d’une forme. Il commence alors à créer le monde extérieur. Le bébé acquiert ce qu’on appelle la fonction iconique : il est capable de distinguer une pomme et l’image de la pomme. Le livre d’images, le cinéma vont alimenter cette fonction iconique.

En même temps le bébé construit le monde social mais celui-ci n’a pas de forme. Être gentil, ne pas mordre le voisin, ne pas mettre de la soupe partout… tout cela n’a pas de forme. Le bébé doit rapidement prendre conscience de la construction du monde social. La vie dans les crèches fait entrer le bébé dans ce processus de socialisation et d’humanisation.

Entre les choses qui ont des formes et celles qui n’en ont pas, le mélange est très dynamique. L’image est extraordinaire pour convoquer la fixation du regard. Tout cela permet de créer des regards conjoints que l’on appelle l’attention conjointe, c’est-à-dire pouvoir penser à peu près dans la même direction.

Le bébé acquiert cette compétence dès la fin du premier trimestre de la vie. Après le regard dans toutes les directions, très lentement va se créer la convergence des regards. 

Dès que le tout-petit commence à montrer du doigt l’objet qui l’intéresse, il se sépare du monde. Avant comme le dit Piaget, il passait son temps à « utiliser les schèmes d’action », à taper les objets, à sucer, à mordre, à jouer, à tripoter avec ses mains. Les informations sur les propriétés des objets permettent les représentations. Après le contact direct, il crée ses représentations mentales, commence à s’éloigner du monde et à agir à distance. Il n’est pas facile d’expliquer que le mot contient le concept ; quand les enfants rencontrent des difficultés pour apprendre la langue orale, remplir les mots n’est pas évident. Les mots sont des notes musicales socialement partagées qui contiennent de l’expérience humaine, ils ne sont jamais complètement remplis…

 

PARLER, C’EST METTRE EN SCÈNE 

 

La langue orale est généreuse ; en apprenant sa sonorité, j’entre dans une chaîne symbolique qui voyage à travers le temps. On peut dériver des langues anciennes aux langues modernes, aller de langue en langue… Chaque fois que nous parlons le français, la musique de la langue latine est cachée en profondeur.

Vers l’âge de 2 ou 3 ans, la langue orale permet au bébé de construire la syntaxe. Dans toutes les langues du monde la complexification syntaxique des énoncés commence par la négation. Le bébé boit son jus d’orange, quand il a fini il dit « a pu ». Le bébé s’est approprié une incroyable opération mentale : il peut maintenant nommer ce qui est absent. Cette conquête considérable est liée à la faculté du langage. La négation produit quelque chose d’impressionnant dans le développement humain, le bébé s’est approprié une nouvelle opération : « a pu » représente à la fois la présence et l’absence. L’activité de pensée est un jeu permanent entre la représentation psychique de la présence et celle de l’absence. Grâce à celle-ci, le langage peut nommer ce qui n’est pas présent pour le faire exister. La littérature peut créer des personnages qui n’existent pas ; ils existent au moment où on les nomme, on ne peut plus les sortir de la langue. Le processus est le même pour le cinéma… 

Faire exister ce qui n’existe pas, faire exister autrement ce qui existe déjà ou faire disparaître symboliquement ce qui existe sont les trois opérations constituant l’imaginaire linguistique. 

 

LE BÉBÉ EST UN LINGUISTE QUI S’IGNORE

 

Il faut un an au bébé pour accumuler les expériences venant des autres et des objets, avant de commencer à mettre en scène ses représentations mentales. Le mot est le théâtre universel de la mise en scène de ce qui se passe dans l’esprit. L’activité linguistique permet de parler aux autres et à soi- même. Si on ne pouvait pas se parler à soi-même on deviendrait fou. C’est parce qu’on peut se parler à soi-même que l’on cherche l’autre extérieur pour lui parler. Bien sûr il faut apprendre à se taire et ne pas dire tout ce qui nous passe par l’esprit pour être socialement convenable et garder notre monde intérieur dans une profonde intimité.

Le bébé est un linguiste qui s’ignore : en 5 ans, tous les bébés du monde s’approprient la langue orale. Finalement, le langage est un dispositif de reconnaissance de sujet à sujet, quand je parle, je pose l’autre comme existant. Nous souffrons terriblement lorsque quelqu’un ne nous adresse pas la parole. Parce que s’il nous ignore, il nous pose comme non existant.

Evelio Cabrejo Parra
Psycholinguiste, Vice-président d’A.C.C.E.S.
Synthèse de conférence réalisée par Geneviève Schneider et Hélène Kœmpgen

Pour visionner l’intégralité de la conférence :
www.lefildesimages.fr/conference-petite-enfance-et-construction-de-la-langue-orale

1 – Infans : in préfixe privatif, fans participe du verbe for, fari, parler.
2 – A.C.C.E.S. : www.acces-lirabebe.fr Association pour le développement de la lecture, la prévention de l’échec scolaire et la lutte contre les exclusions.

Evelio Cabrejo Parra

Titulaire d’un master en Philologie et Langues de l’Université nationale de Bogota, d’un master en philosophie, d’une maîtrise en psychologie et d’un doctorat en linguistique de l’Université de la Sorbonne, Paris.

Evelio Cabrejo Parra est Professeur de linguistique et psycholinguistique à l’Université de Paris 7, Vice-président de l’association A.C.C.E.S. Il est l’auteur de nombreuses publications en linguistique, acquisition du langage et de la lecture dans la petite enfance.

Cheminements de la lecture chez l’enfant, Conférence, Éloge de la lecture, Institut Suisse, 15 décembre 2003, actes du colloque 2004.
Acquisition du langage et activités psychiques, Actes du colloque du 6 mars 2004 au Centre Alfred Binet, Paris, 2004, éd. Papyrus, p.11-27.
L’acquisition du langage : un processus d’échanges culturels, Enfance et Musique, Pantin (Cahiers de l’Éveil), 2004, p.11-21.
Langages et activités psychiques de l’enfant avec René Diatkine, Paris, 2004, éd. Papyrus, p. 57-63.
Quelques préambules oraux pour l’écrit, Actes du colloque sur apprentissage de l’écrit Papyrus, Paris 2007.
Le bébé est un linguiste qui s’ignore in Premiers récits Premières conquêtes, A.C.C.E.S. 2008.

A.C.C.E.s.

Actions Culturelles Contre les Exclusions et les Ségrégations
Association pour le développement de la lecture, la prévention de l’échec scolaire et la lutte contre les exclusions

Créée en 1982, l’association compte parmi ses fondateurs le professeur René Diatkine, (psychiatre et psychanalyste) premier président d’A.C.C.E.S., le docteur Tony Lainé (psychiatre et psychanalyste) et le docteur Marie Bonnafé (psychiatre et psychanalyste) actuelle présidente de l’association. 

Les objectifs d’A.C.C.E.S. :

• Améliorer les conditions d’acquisition de la lecture et de l’écriture grâce à la découverte de la langue écrite dès le plus jeune âge,
• Développer d’une façon harmonieuse la personnalité de l’enfant,
• Travailler à l’égalité des chances de réussite et d’insertion sociale en s’adressant aux tout-petits et à leur entourage.

A.C.C.E.S. met des récits et des albums à la disposition des bébés et de leur entourage en s’appuyant sur les partenariats entre bibliothèques et services de la petite enfance (crèches, haltes-garderies, PMI…) et en privilégiant les milieux les plus démunis.  

A.C.C.E.S. forme les acteurs de la petite enfance, conçoit et diffuse des outils de réflexion et de travail : bibliographies, publications pour les professionnels.

Enfin, l’association réunit les expériences à travers les observatoires et les séminaires pour démontrer que l’accès à l’écrit et aux récits par l’écoute ludique d’histoires, de comptines, et par la manipulation de livres dès le moment où se constitue le langage oral, joue un rôle de prévention essentiel.  

www.acces-lirabebe.fr

Territoires d’éveil n°10

Publication : Juin 2017
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